De Terra Incognita Sed Nunc Reperta

de William Riker


Dédié à Enrique

An du Seigneur 1333 : Richard de Bury, évêque de Durham et chancelier d’Edouard III se rendit à Avignon en ambassade auprès de Jean XXII. Durant ce séjour français il fit la connaissance du grand poète latin Francesco Petrarca (Pétrarque). Parmi les nombreuses conversations qu’ils eurent, le poète note dans ses Familiares, qu’ils parlèrent de la légendaire Ultima Thulé, une mystérieuse terre au-delà de l’océan sur laquelle les géographes antiques fabriquaient des fables. Une fois revenu en Angleterre l’évêque en parla au roi Edouard III d’Angleterre.

« Déjà Saint Brandan, il y a huit siècle de cela, a traversé l’océan » expliqua t’il « Il le fit à bord d’une coquille de noix. Nos navires pourraient facilement répéter ce voyage e vous pourriez ajouter de nouvelles terres à votre couronne ».

Le roi déclina du chef : « Vraiment j’ai pour l’instant d’autres projets, il y a cinq ans qu’avec Charles IV s’est éteinte la dynastie capétienne de France, comme prédit le Grand Maître du Temple, Jacques de Molay, sur le bûcher et face au roi Philippe le bel. La couronne a été offerte à Philippe de Valois, mais j’y ai autant de droits que lui à et… »

« Et vous revendiqueriez le trône de France Votre Majesté ? »

« Pourquoi pas ? Après tout Guillaume le conquérant est venu de France. Nous sommes de la même race eux et nous. Pourquoi un roi ne pourrait il pas gouverner les Gaules et l’Angleterre ? »

« Je doute que les Français acceptent de bon gré un souverain étranger, Votre Majesté. La guerre qui en résulterait pourrait être longue et sanglante ».

« Je ne vois pas pourquoi les Plantagenêts devraient avoir peur de livrer bataille aux Valois. Je suis prêt à mener cette guerre même si elle devait durer cent ans ! »

L’horrible vision d’une guerre séculaire pénétra les pensées de Richard de Bury, son esprit ingénieux en tira immédiatement une parade :

« Mais que dirait Votre Majesté si je vous proposais de conquérir un royaume, peut être même un empire, sans avoir à verser ne serait-ce qu’une goutte de sang anglais ? »

« Que vous êtes encore plus visionnaire que ce poète italien, Dante Alighieri il me semble. Ou que votre ami d’Avignon, Tétraque, vous a rempli la tête de ce projet fumeux.

« Il s’appelle Pétrarque Votre Majesté. Il est le meilleur connaisseur actuel des classiques latins. Si il m’a parlé d’une grande terre aux immenses richesses déjà mentionné par Strabon et Pline l’ancien, c’est qu’il sait de quoi il parle. Y a-t-il  parmi vos sujets un homme pour vous promettre la conquête du trône de France en une semaine sans avoir lui-même jamais livré bataille ? Ou Y a-t-il un prédicateur, pour vous démontrer la fausseté de la Sainte-Trinité après avoir étudier la théologie durant trois jours seulement ? Pétrarque, lui, étudie les classiques depuis ses maillots et enfance. Il m’a assuré que au-delà de l’océan il y a des terres immenses, visitées aux temps mythologiques par les Argonautes et puis par le Grec Pithéas de Marseille, à leur côté les terres d’Europe apparaîtraient comme les petites îles rocheuses au large des Cornouailles. »

Edouard III leva un sourcil intéressé. « Un royaume immense et riche au-delà de l’océan n’est-ce pas ? Mais au-delà de l’océan il n’y a que l’Enfer dont la porte est gardée par l’esprit de Caïn, saisissant les malheureux navigateurs arrivés jusque là ? »

“ Fables, Sire. Légendes répandues par des marins ivres dans les tavernes des ports de Bristol et de Portsmouth pour égayer les prostituées qu’ils fréquentent. Enfer et Paradis sont en d’autres dimensions qui n’ont rien à voir avec la notre. Il n’existe aucune porte des Enfers sur la surface de cette terre, au-delà de la mer il y a d’autres terres, qui pourraient être vôtres, si vous employez votre énergie à les atteindre au lieu de guerroyer contre le Valois ! »

Le roi congédia Richard mais ne trouva pas le sommeil de la nuit, repensant aux paroles de l’évêque. Il le convoqua le lendemain matin.

« J’ai décidé de considérer votre proposition monseigneur. En y pensant mon armée n’est pas encore prête à faire la guerre en France, alors que je serais occuper à la renforcer il peut être bon de vérifier les affirmations de ce Pétrarque qui s’est consumé la vue sur de poussiéreux parchemins. Je compte armer trois nefs du port de Southampton, cette cité me doit des corvées, elle me les payera en fournissant hommes et moyens. »

“Et ils partiront à la recherché de l’Ultima Thulé?” s’esclama Richard qui ne pouvait plus se contenir.

« Pas exactement » précisa le souverain. « VOUS partirez à la recherche de l’Ultima Thulé. C’est votre idée il me semble, je ne crois pas vous laisseriez partir ces navires sans vous. »

Richard de Bury devint blanc, ses jambes devinrent soudainement faibles. « M… moi ? Sire je ne suis pas un capitaine de navire … ne sutor ultra crepidam… »

« Ne mettez pas votre latin sur le tapis monseigneur. Vous êtes un ecclésiastique non ? Eh bien ces braves marins, qui sont aussi de braves chrétiens, auront besoin d’un soutien moral quand ils seront au beau milieu de l’océan. Votre rôle de légat ecclésiastique sera de prendre la direction spirituelle de l’expédition, ce rôle vous ira comme un gant. Vous avez été à Paris, à Avignon et vous avez été à la cour de l’empereur, Si je cherchais un voyageur parmi tous les gens de ma cour, vous seriez l’homme qui me viendrait immédiatement à l’esprit.

« Certes mais Avignon n’est pas au-delà de l’océan, de plus à Durham… »

« Votre auxiliaire assumera très bien vos obligations alors que vous serez courant l’aventure de part le monde. Je vous confie l’organisation de l’expédition. Vous avez un an. Ah ! J’oubliais : Bonne chance ! »

« Je suis mort » pensa l’évêque alors qu’il sortait de la salle du trône d’un pas funèbre. « Personne n’est jamais revenu de ce voyage et si j’échoue le roi s’engagera dans cette guerre fratricide contre la France. Ce n’est pas seulement ma vie mais le sort d’une, non de deux nations qui sont entre mes mains. Saint Thomas Beckett, aides-moi ! Mais peut être y a-t-il un homme qui pourrait m’aider. »

* * *

Ainsi, avec la permission du roi, Richard de Bury repartit sur le continent, vers Avignon où vivait et travaillait Pétrarque, chapelain et bibliothécaire du cardinal Jean Colonna. Le poète l’accueillit avec joie et l’écouta attentivement lorsqu’il lui décrivit d’une voix mourante le piège dans lequel il s’était enfermé. Il ne pu s’empêcher de sauter sur ses pieds d’excitation.

« Mis c’est fantastique Richard ! Le Plantagenêt t’a écouté te rends tu compte ? Pour une fois il a mis la main à ses écus, non pour faire la guerre à un quelconque baron rebelle, mais pour financer une expédition scientifique ! »

« N’en parles pas comme s’il s’agissait d’aller en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, Francesco. »

« Et toi tu en parles comme s’il s’agissait de finir tout droit dans la bouche de l’Enfer. Le vrai érudit n’a peur de rien car sa sagesse lui montre comment débrouiller toutes les situations, même les plus désespérées. »

« Tu veux donc dire que je ne suis pas aussi savant que toi. Tu veux en être ? Tu es le plus grand intellectuel vivant d’Europe. Ta connaissance des géographes antiques me sera précieuse. »

« Et tu me le demandes ? Si n’avais pas voulu je me serais caché dans un baril pour venir. Bien entendu ce sera difficile de convaincre le cardinal Colonna de me laisser partir, mais si le Saint-Père est de mon côté cela devrait aller. Il me doit un service depuis que je l’ai réconcilié avec le duc de Gascogne ». Il ajouta dans un soupir : « Mais ce sera bien plus dur de ne plus revoir Laure de Noves pour si longtemps. Mais nous, hommes de lettres et de science, devons être prêts à tous les sacrifices au nom du progrès. »

« Si je ne savais pas que ton amour pour la marquise de Sade est seulement platonique tu me préoccuperais sérieusement. Pas seulement pour ton vœu de célibat, que tu as fait en entrant dans les ordres mineurs, mais aussi parce que le mari de la belle Laure est connu pour frapper d’abord et discuter ensuite. Cela ne me surprendrait pas qu’un jour une telle attitude soit qualifiée de « sadique ». 

« Sois tranquille Richard, je n’ai pas l’intention de me faire encorner par ce taureau qui, s’il devait écrire, empoignerait la plume d’oie comme un poignard. Je profiterais de cette absence pour poursuivre mon recueil de poésies en italien vulgaire en honneur de Dame Laure, je serais inspiré par la nostalgie amoureuse. Mes poèmes latins qui, je l’espère, me rendront aussi célèbre que Virgile, mon De Viris Illustribus et mon De Africa peuvent attendre. D’autant plus que nos découvertes devront être chantées dans un grand poème, je l’intitulerais De Terra Incognita Sed Nunc Reperta ! »

* * *

Deux mois plus tard, deux hommes en vêtements européens se promenaient à travers les souks et les palais maures de Grenade, ultime forteresse musulmane en Espagne après les succès de la Reconquête mise en œuvre par les rois de Castille, d’Aragon et du Portugal au cours des siècles précédents. Un de ces deux passants, vêtus avec aisance, n’avait de cesse que de toucher sa croix épiscopale cachée sur sa peau, son compagnon le voyant faire lui donna un coup de coude.

« Allons Richard, détends toi. Nous sommes encore en Europe, pas encore en Thulé où des géants avec un seul pied et la tête dans le corps nous attendent ! »

« Oui mais si ces infidèles se rendent compte que je suis évêque, je serais au moins martyrisé ! Je me demande même pourquoi ils ne nous ont pas encore fait brûler d’encens à Apollon pour entrer dans leur capitale ».

« Je te l’ai déjà expliqué, les musulmans adorent un seul dieu, le même que le notre, et pas cette étrange trinité formée d’Apollon, Macomet et Tervagant, dont parle les poèmes de cour » déclara Pétrarque en s’arrêtant pour examiner quelques épices orientales exposées dans le souk. « En outre les Arabes de Grenade sont très tolérants, ils vivent en paix avec les chrétiens et les juifs d’Espagne. Le mythe du mahométan sanguinaire qui compte les chrétiens massacrés par son cimeterre est une invention. »

« Si un coup de vent emporte mon chapeau et qu’ils voient ma tonsure je pense que tu devras corriger ton bienveillant jugement, Francesco. Si ils me coupent la tête rappelles toi que tu devras aller en pèlerinage à Jérusalem, à pieds, pour te faire pardonner de m’avoir conduit au milieu des incroyants ».

« Tu n’es pas mon confesseur, tu ne peux pas m’infliger de pénitence » sourit le poète florentin en achetant des graines vertes, que nous appelons aujourd’hui graines de café d’Ethiopie, sans même s’apercevoir de la contrariété du marchand qui s’était vu offrir le prix demandé sans même le plaisir du marchandage. « Quoiqu’il en soit l’université est juste derrière, nous y rencontrerons celui pour qui nous avons fait ce voyage ».

« Tant que entre les matières étudiées il n’y a pas la chasse au chrétien » chuchota Richard de Bury, regardant autour de lui comme s’il s’attendait que Grenade entière le tenait à l’œil.

La promesse de Pétrarque se réalisa sous peu, quand les deux voyageurs entrèrent dans le bâtiment ils furent emmenés par un étudiant dans une pièce surchargée de d’instruments, de cartes, de globes armillaires, d’astrolabes couverts d’inscriptions incompréhensibles. Au milieu de ce chaos se tient assis un homme portant une magnifique barbe noire, vêtu de blanc jusqu’au turban. L’homme s’affairait sur ce complexes calculs sur un abaque d’ivoire, le regard oscillant entre une feuille et un grand ouvrage couvert de symboles qui pour Richard évoquaient des serpentins noirs enroulés.  

« Es-tu Ibn Al-Rahman ? » lui demanda Pétrarque même si leur hôte n’ai pas même levé les yeux de ses calculs.

« Je me nomme Mohammed Ahmed Ibn Al-Rahman ben Yusuf ben Khaled » répondit l’Arabe en un parfait latin sans pour autant s’interrompre. « Serviteur du Prophète, astronome de cour de l’émir de Grenade, professeur de géographie dans cette université. En quoi puis-je vous aider, étrangers ? »

« Mon nom est Francesco Petrarca de Florence, et voici Richard de Bury… » commença le poète avant d’être interrompu.

« …Grand  Chancelier du roi d’Angleterre, je sais. Je ne vous ai pas demandé qui vous êtes, mais quels sont vos motifs pour venir m’interroger jusqu’ici. »

Les deux chrétiens échangèrent des regards. « Tu nous connais ? »

Pour la première fois Ibn Al-Rahman détacha son regard de l’abaque et les fixa. « Vous êtes des étrangers à Grenade, vous ne savez pas que même un oiseau ne peut entrer en ville sans que tout le monde sache tout de sa vie ?

Richard sentit une pierre lui tomber sur l’estomac. « Tu veux dire que l’on sait que je suis un évêque entré clandestinement à Grenade ? »

« …Habillé en civil avec une tonsure cachée sous un chapeau large totalement en dehors de la mode, même en Scandinavie ? » continua t’il les scrutant avec des yeux aussi chaleureux que des lames mais souriant à moitié. « Mais n’ayez pas peur monseigneur : personne ne vous touchera ici, nous ne sommes pas des Turcs ou des Tatares. »

« Tu veux dire qu’au moins vois interrogez les chrétiens avant de les massacrer ? » balbutia Richard, la gorge sèche. Pétrarque toutefois lui envoya un coup de pied et se tourna avec un regard humble vers leur interlocuteur.

Pardonnes lui ô savant. Et pardonnes moi par la même occasion, mais c’est la première fois que je me rend en pays musulman même si j’ai déjà longuement voyagé de long en large du monde pour le compte du pape.

Les lèvres de l’Arabe s’étirèrent en un sourire. « De long en large. Si tu savais combien le monde est vaste tu n’utiliserais pas cette expression pour décrire tes voyages. »

« Et c’est justement pour cela que nous venus à toi. Nous avons été chargés par Edouard III, roi d’Angleterre e d’Irlande, seigneur des Galles et de l’île de Man, prince de Cornouailles, duc de Normandie etc. d’un long et périlleux voyage, nous sommes en train de monter cette expédition mais nous avons besoin d’un bon géographe et cartographe, quelqu’un qui aurait une expérience de la mer ouverte et du déchiffrement des étoiles… »

« Et vous, qui êtes envoyés par un roi chrétien, venez me le proposer à moi, serviteur du Prophète ? »

« Oui noble Ibn Al-Rahman. Personne en Occident n’a autant d’expérience que toi en astronomie, personne n’a voyagé autant que toi parmi tous les hommes vivants. Le Prophète que tu vénères ne nous intéresses pas, c’est ta science que nous voulons. Es-tu disposé à nous rejoindre ? »

Le savant musulman tritura sa barbe. « Et dans quelle direction va vôtre expédition ? »

« Au-delà de l’océan occidental. »

Ibn Al-Rahman si leva brusquement, dominant les deux hommes d’une bonne tête, Richard se sentit comme David face à Goliath. « Je ne sais pas si je dois être étonné que vous me le demandiez à moi ou que vous vouliez réellement entreprendre ce voyage. Vous savez pourtant que même Ulysse n’osa pas entreprendre ce périple ? »

« Mais notre but est clairement défini, la terre habitée des Hyperboréens, dont les richesses ont inspirés les fables des antiques. Il y en a qui disent l’avoir déjà atteinte, pourquoi pas nous, avec ton aide ? »

A ce point Mohammed Ahmed Ibn Al-Rahman leur tourna le dos regardant par la fenêtre décorée d’arabesques comme si de celle-ci il pouvait voir le mystérieux occident. Il murmura :

« J’en ai vu des terres fabuleuses, riches à en faire s’écrouler le prix de l’or. J’ai traversé le désert méridional et j’ai visité l’empire du Mali et sa capitale aux mille mosquées et deux mille minarets. J’ai été au Caire et j’ai vu les pyramides, les tombes de rois païens oubliés qui se dressent sur le désert depuis l’éternité. J’ai effectué le pèlerinage à la Mecque, je suis entré dans la mosquée Al-Aqsa et je suis entré dans le Saint-Sépulcre. J’ai vu les splendeurs de Damas, j’ai été sur l’emplacement de l’arche de Noé dans les montagnes d’Arménie, j’ai suivi les traces d’Alexandre le grand jusqu’en Inde. J’ai vu une bête unicorne à Sumatra et un Phoenix à Java. J’ai vu des étoiles inconnues. Je suis entré dans les palais de Chine aux tuiles d’or et aux statues de Bouddha grandes comme des montagnes. J’ai pénétré la forteresse de Samarcande où l’on parle toutes les langues du monde. Je suis allé à Trébizonde et Constantinople, Athènes et Chypre. Mais jamais je n’ai songé qu’un être humain puisse aller sur les terres d’au-delà de l’océan. »

« Mais justement, l’expérience acquise lors de tes voyages te rend capable d’y poser un jour les yeux » intervint Richard de Bury oubliant la peur du martyr face au calme de son interlocuteur. « Le voyage peut sembler impossible et ta participation peut empêcher une guerre entre les rois chrétiens en leur indiquant de nouvelles terres vers lesquelles s’étendre ».

Ibn Al-Rahman resta immobile encore un moment puis se retourna. « Je viendrais. Vous savez pourquoi ? Parce que je ne veux pas qu’il soit dit que des chrétiens aient été les seuls à avoir le courage d’entreprendre cette expédition. »

« Non seulement tu pourras te vanter de ce courage, mais des montagnes, des golfes, des sources porteront ton nom si tu traces pour nous la voie pour traverser l’océan ». jubila Pétrarque en lui tendant la main, mais l’astronome préféra saluer la main sur le cœur, geste qui fut imiter des deux chrétiens.

« Au nom de la science, de l’humanité et de Dieu soit à jamais béni son nom. » proclama Ibn Al-Rahman sans savoir que ces paroles, rapportées ensuite des centaines de fois par les chroniqueurs et les biographes marqueront la fin du Moyen Age et le début d’une nouvelle ère de l’histoire mondiale.

* * *

3 août, an du Seigneur 1334. Le jour est paisible, pas trés chaud mais nous ne sommes plus autour de cette Méditerranée qui m’est si chère, à moi, Francesco Petrarca, fils de Petracco et de Dame Eletta Canigiani. Je débute ce journal où j’ai l’intention de décrire, pour le pofit de Sa Majesté Edouard III d’Angleterre, les étapes de notre voyage dans l’inconnu où le pire ennemi ne sera pas un monstre marin mais nos faiblesses humaines.

En fait, jusqu’au dernier moment le voyage a été critiqué par des notables et des (soi-disant) érudits qui le jugeaient fou et blasphématoire pour vouloir dépasser des limites clairement posées par Dieu lui-même. Selon moi ces idées sur dieu sont totalement erronées, c’est lui-même qui ordonna à nos ancêtres de croître et se multiplier, de remplir la terre et de la subjuguer, de dominer les poissons de la mer et les oiseaux dans le ciel ainsi que tous les êtres vivants. Mais c’est l’orgueil de l’homme qui lui fait imaginer que la volonté de dieu correspond à sa propre opinion. Cependant moi aussi je travaille au service de la Curie d’Avignon et je devrais passer sous silence de tels jugements qui pourraient être utilisés un jour contre moi. Je me contenterais donc de rappeler les efforts de ce bon Richard de Bury pour faire approuver son expédition et faire armer les navires, notamment à faire accepter un astronome infidèle. J’ai du intervenir moi-même face aux lords anglais à Londres occupés à se disputer et à hurler à ses rompre les cordes vocales, je criais « Paix ! paix ! paix ! » (une belle exclamation, je devrais la réutiliser dans un poème un jour). Il n’a pas été facile de remporter la décision, le savoir d’Ibn Al-Rahman a du être démontré et il a vu l’ensemble des terres émergées jusqu’à la Cipangu vantée par Marco Polo alors qu’au mieux nos géographes sont allés jusqu’à Constantinople. La promesse des richesses des terres inconnues a été pour bonne part dans notre succès. Finalement nous sommes arrivés au jour du départ à Southampton, sur la Manche, sur trois forts navires de guerre pourvus de 64 rames chacun. En les voyant notre géographe arabe a commenté, avec son éternel air de supériorité qui semble commun à tous les serviteurs de Mahomet face aux chrétiens :

« Eh bien ! Cela n’a rien à voir avec nos Shakhtur sur lesquels j’ai atteint les îles les plus lointaines, mais cela a l’air relativement fiable. Nous ne risquerons pas de faire naufrage à la sortie du port. »

Heureusement le capitaine Jakobsen, un Norvégien depuis longtemps au service de la marine de Sa Majesté et auquel Richard a donné le commandement de notre flottille, ne comprend pas un traître mot de latin sinon il l’aurait fait pendre au plus mât du Saint Mary notre navire principal. C’est qu’il est très fier de nos trois navires, le Saint Mary, le Painted et le Saint Claire. La première est longue de 100 pieds, avec quatre mats et de voiles carrés, un équipage de 54 marins dirigés par Harald Jakobsen en personne. Le Painted mesure 92 pieds, 47 membres d’équipage alors que le Saint Claire, appelé familièrement aussi « la gamine » a une longueur de 85 pieds pour un équipage de 42 hommes. Tous les détails, que je vous épargne, mon été expliqués par Martin Pinchon, capitaine du Painted, son frère est commandant du Saint Claire. Ce sont les deux armateurs locaux contraints par la ville de Southampton de participer gratuitement à l’expédition en paiement de leur amende pour commerce frauduleux. Je peux deviner leurs pensées en les entendant déverser les insultes de leur vaste répertoire contre le roi, ce que je me garderai bien de retranscrire dans mon récit officiel, je ne mentionnerais pas non plus que nos navires ont été « donnés » au roi par les frères armateurs et que leurs noms ont été changés pour donner plus de lustre (et de protection) à notre expédition. En fait le Saint Mary était baptisée auparavant La Bretonne, nom d’une célèbre prostituée de Southampton, La Gamine fait aussi allusion à une autre de ces professionnelles qui ont cependant été exclues de notre expédition sur ordre du roi. Le Painted même fait allusion à leur maquillage plutôt exagéré. Cela n’a pas empêché Richard de Bury, lors de la messe d’avant départ de mettre notre expédition sous la protection particulière de la Vierge Marie et de Sainte Claire d’Assise, je ne pus m’empêcher de me demander à quoi pensaient nos marins.

Mais mis à part les allusions triviales des frères Pinchon les navires prirent la mer et nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous sommes sortis du port guidés par le pilote castillan Juan de la Cosa et nous sommes dirigés vers l’Occident et la pointe des Cornouailles dan un voyage destiné à nous conduire au-delà du monde connu.

« Que peut-il nous attendre là-bas, derrière l’horizon ? » Ai-je laissé échapper sur le pont, Ibn Al-Rahman a du m’entendre car il ajouta immédiatement :

« Le même ciel que nous avons au dessus de nos têtes, pas de quoi avoir peur. »

Je me tournai vers lui et lui demandais : « Mais combien de temps devrait durer notre voyage ? »

Peut être que notre astronome citait un quelconque proverbe arabe lorsqu’il me répondit :

« Toujours un temps trop court pour pouvoir connaître tout ce qu’il y a à connaître. »

Toujours est il que le plus sage d’entre nous donna une rude leçon à mon orgueil de chrétien. Je viens à peine de finir un vieux sonnet commencé il y a longtemps, peut être sera-t-il un jour célèbre comme je l’espère le compte rendu de cette exploration.

 « Ma ben veggio sì come al popol tutto
favola fui gran tempo, onde sovente
di me medesmo meco mi vergogno;

e del mio vaneggiar vergogna è il frutto,
e 'l pentersi, e 'l conoscer chiaramente
che quanto piace al mondo è breve sogno. »"

* * *

6 septembre 1334

Richard de Bury, Grand Chancelier du royaume, à Sa Majesté Edouard III, par la grâce de Dieu roi d’Angleterre et d’Irlande.

Je vous écrit cette lettre sans même savoir quand vous pourrez la lire, ne sachant même pas si vous pourrez jamais la lire. En bon chancelier cependant j’entends rédiger régulièrement des rapports comme si je me trouvais dans une quelconque contrée de votre royaume, et ce même si je sais que Messer Pétrarque prend des notes en vue d’une future chronique, ou au moins un poème, qui célèbrera notre entreprise. Je sais ne pouvoir rivaliser avec lui du point de vue littéraire mais il est probable, le connaissant, il comparera notre voyage à celui d’Enée et utilisera force métaphores et embellissements dans son récit. Pour ma part je présenterais simplement la vérité nue et crue comme vous pourriez la lire de la plume d’un chroniqueur, débarrassée des références mythologiques et littéraires. Mon compte-rendu aura le primat pour la description des faits. Car les rois ont besoin de poètes pour chanter leurs actions durant les banquets mais encore plus d’annalistes pour laisser le témoignage de leur politique en temps de paix ou en temps de guerre.

Nous sommes donc partis de Southampton le 3 août, nous avons dépassé le cap de Land’s End le 6 du même mois, contournant les Cornouailles. Après une paisible traversée nous nous somme arrêtés dans le port irlandais de Clonakilty dans le pays de Corcaigh pour quelques modifications de nos navires en prévision de la traversée transocéanique. Je peux vous le confier, même si Messer Petrarca et le capitaine Jakobsen tiennent l’astronome arabe en grande estime, j’ai été bien prêt de mourir martyrisé par les Maures pour le recruter et il m’est antipathique. Il ne suit pas la messe que je récite et m’expose ses idées païennes lorsque je tente de lui expliquer notre Foi. Je pourrais à la rigueur passer sur cela, il n’est, après tout, qu’un infidèle. Je pourrais comprendre aussi ses actions étranges avec des instruments de mesure inconnus, diableries d’Arabe destinées à préciser notre position. Pétrarque s’est exclamé en le voyant :

« Par Saint Patrick ! Nous sommes à peine sortis du port et le voilà déjà calculant la route vers Ultima Thulé ! »

Mais je ne puis supporter le voir étendre son tapis sur le pont et faire ses prières dans une direction que lui seul connaît. Devant mon scandale Pétrarque m’a expliqué avec son habituelle érudition :

« Richard, ces infidèles ne font que suivre avec scrupules les préceptes de leur religion, ils y mettent même plus de fermeté que nous, un de ces préceptes veut qu’ils prient en direction de la Mecque au moins trois fois le jour. J’ai déjà vu faire un marin arabe enchaîné sur une galère vénitienne. C’est sans doute pur cette raison que les Arabes sont si habiles à lire les cieux, ils sont obligés de définir vers quel horizon s’incliner, qu’ils soient au milieu de la tempête ou au cœur du désert, sans le moindre repères. »

Mais mon ami se trompait sur une chose : les musulmans ne prient pas trois, mais bien cinq fois le jour, j’ai compté, ce qui n’a pas troublé Pétrarque qui trouva pour l’occasion encore une citation de Virgile :

« Allons, comme disait le grand poète de Mantoue : « Orabunt causas melius caelique meatus / describent radio et surgentia sidera dicent: / tu regere imperio populos, Romane, memento... ». Nous Italiens, nous nous sommes consumés en guerres intestines entre Guelfes et Gibellins, nous nous sommes instruits qu’en faits d’armes, il était logique que d’autres peuples nous dépassent dans l’étude des astres ».

Je trouve tout de même incroyable qu’un clerc de la Sainte Eglise Romain Apostolique comme Pétrarque justifie les actions de notre astronome. Les mêmes arguments à Londres l’auraient conduits sur le bûcher. Mais si un génie comme Pétrarque est prêt à tolérer cela je ne puis qu’être disposé à le suivre, il est bien plus savant en théologie que moi. Mais je ne peux supporter cette morgue et cet orgueil dont il fait preuve, surtout envers moi. L’autre jour à Clonakilty je discutai avec le capitaine Pinchon et je lui disais : « Grâces au Ciel la récolte a été bonne sur me terres de Bury en cette année 1337… » l’astronome passa alors et ajouta effrontément : « à Grenade aussi la récolte des olives é été bonne cette année. Seulement pour nous c’est l’année 734. »

« Va au diable toi et ta chronologie » est la première parole qui m’est venu aux lèvres mais je me suis retenu face à Messer Pinchon pour préserver l’image du clergé anglais, même si je sais que ce rude marin lui réservait en lui-même un langage bien pire mais ne voulant pas choquer un ecclésiastique. Toujours est-il qu’enfin les travaux de renforcement de nos navires étaient terminés le 6 septembre 1337 et que nous reprîmes enfin la mer. Désormais nous n’avons plus autour de nous que l’immensité océane, plus aucune terres mises à part les îles Shetland. C’est à ce moment là que les ennuis débutèrent et augmentèrent ma défiance envers Ibn Al-Rahman sur lequel je me suis déjà attardé. Le pilote Juan de la Cosa, au lieu de longer la côte irlandaise vers le Nord pris cap plein Ouest nous éloignant des terres habitées mises à part les terres mythiques de Saint Brandan ou de l’Atlantide de Platon qui n’ont jamais été vues.

En m’enquérrant des raisons de ce changement le timonier me dit avoir reçu ses ordres du capitaine, Jakobsen m’avoua avoir suivi les conseils de Pétrarque et ce dernier répondit à mes craintes en admettant tenir cette idée de l’astronome infidèle.

« Il m’a affirmé qu’Ultima Thulé ne pouvait être perdue dans les glaces du Nord comme l’a affirmé Ptolémée d’Alexandrie mais qu’elle devait se trouver à des latitudes similaires à celle de l’Europe. Il m’a cité une série de navigateurs marocains qui furent entraînés vers l’Ouest par les vents alizés alors qu’ils cherchaient à joindre l’Afrique méridionale et qui repêchèrent en plein océan des troncs et des palmes encore verts, signe qu’une terre n’était pas éloignée. »

« Mais le Marseillais Pythéas dans con compte rendu de son voyage, que tu m’as conseillé de lire, parlait d’une terre dans les glaces et les nuées » lui ais-je rappelé, ce qui ne l’a pas démonté :

« Peut être parlait-il de l’Islande. Du reste, si Thulé est un pays aussi froid et inhospitalier ton souverain préfèreras nettement faire la guerre à la France que de conquérir un empire de rochers nus, de nuées denses et de bruyants oiseaux marins. »

Ainsi me voilà ici à voyager vers l’occident, luttant contre le mal de mer, en route vers une terre qui n’existe probablement pas, attestée seulement par quelques pirates sarrasins alors que pendant ce temps Pétrarque est occupé à écrire quelque madrigal d’amour pour sa Laure et que les frères Pinchon rêvent sur le partage des richesses qu’ils découvriront. Le musulman quant à lui partage son temps entre son Coran et l’observation des astres. Un de mes collègues m’avait dit que je deviendrait fou quand je n’aurais plus que l’immensité des eaux autour de moi, il avait tort, j’étais fou bien avant le départ. Je ne peux même pas confier mes craintes à Francesco qui n’y trouverait qu’une inspiration pour un verset d’amour du type :

« Ô Espérances déchues, ô folles pensées ! »…

Vôtre pauvre,

Richard de Bury

* * *

Journal de bord du capitaine Harald Jakobsen, 28 septembre Anno Domini 1334

Vingt-troisième jour de navigation depuis que nous avons fait cap à l’Ouest, vers l’inconnu. Plus le temps passe plus je me sens proche de mes ancêtres Vikings, de féroces loups des mer qui ont quitté les côtes de Scandinavie pour me le monde au pillage. Ils ont été artout, ont forcés toutes les portes, depuis la Galicie jusqu’à Constantinople, depuis les ports de la Rus jusqu’à la riche Bagdad où règnent les califes. Il me semble que ce voyage fait partie de mon destin, seul un descendant de ces grands navigateurs, qui ont été jusqu’au Groenland et ont attaqués les ports d’Afrique, pouvait commander cette expédition vers nulle part.

Je ne suis pas des imbéciles qui croient la terre plate et qu’elle se termine en une colossale chute d’eau par où s’écoulent les eaux de l’océan vers l’Enfer. Ce sont des fables pour les enfants ou les terriens, guère plus réel que le marteau de Thor, dieu des tempêtes de mes ancêtres. Mais je suis aussi un capitaine avec 143 hommes sous mon autorité, sans compter ce satané évêque, que je n’ai pas encore fait jeter à le mer seulement parce qu’il est chancelier du roi, ce poète italien qui vit dans ses rêves, écrivant nos exploits encore à venir, et ce curieux astronome arabe que je soupçonne de truquer ses calculs pour envoyer nos navires au diable vauvert. Au fur et à mesure que nous avançons plus loin vers l’Ouest l’esprit de mes marins s’agite et le doute s’insinue en eux. Au crépuscule monseigneur Richard nous réunit sur le pont pour chanter le Salve Regina, tous obéissent en attendant le repas pour chanter de vraies chansons de marin. Je ne suis pas stupide, j’ai commandé trop de navire pour être abusé par leur tranquillité et leur obéissance. Leurs regards scrutent la mer comme si ils s’attendent à tout moment voir apparaître des monstres, des pieuvres géantes ou autres, venir les capturer et les entraîner dans les abysses. La plupart se retient déjà de se jeter à genoux et d’implorer dieu pour qu’une terre apparaisse à l’horizon, même un simple bout de rocher sur lequel poser le pied. S’ils se contiennent c’est seulement pour ne pas passer à mes yeux et à ceux de leurs compagnons pour des lâches. J’en ai entendu d’autres se raconter à voix basse des fables sur l’extrémité du monde, certains affirment subitement avoir aperçu une terre au loin, des mirages créés par leur inquiétude. Je commence à partager leur inquiétude parce que je sais qu’il est plus facile de monter un lion que de commander un équipage terrorisé.

A tout cela s’est ajouté un fait nouveau aujourd’hui. A l’aube j’ai été éveillé par les cris de mon second. Je suis sorti et j’ai vu non loin de nos navires ce que je ne croyais voir qu’au loin dans le Nord, une montagne de glace isolée sur l’océan, dérivant vers le Sud. L’évêque, le poète et l‘astronome sont bientôt accourus. Le premier a répété son éternel signe de croix et a commencé à prier comme si la montagne de glace était une diablerie infestée de démons. Le second est resté interdit et sans quitter l’objet de ses yeux il a demandé au troisième :

« N’avez-vous jamais une chose pareille Mohammed ? »

« Jamais » répondit-il, c’est d’ailleurs la seule fois que j’ai vu son visage marqué par la stupeur. « J’ai entendu parler de montagnes de glace qui se forment lorsque le froid solidifie la mer, mais, le Prophète m’en est témoin, je n’en avais jamais vu par moi-même ».

« Quel bonheur, je commençais à te croire omniscient comme les livres de la Sybille qui possèdent les réponses à chaque question » ironisa l’évêque, en prenant une petite revanche sur l’astronome infidèle. Je ne tolérai cependant pas que ces deux là se mettent à se disputer dans notre situation, je suis donc intervenu pour faire oublier cette dernière impertinence :

« Moi par contre j’ai déjà vu ce phénomène. Il y a six ans je guidais une expédition commerciale vers l’Islande, j’ai pu observer trois de ces blocs de glace qui entouraient mon navire, mais nous étions à des latitudes bien plus hautes, et nous étions en hiver. »

« On dirait que nous sommes proches d’un courant marin venu de l’extrême Nord » commenta l’astronome alors que le Saint Claire dépassait l’iceberg. « Par contre les cotes occidentales de l’Afrique et de l’Europe sont baignées d’un courant chaud qui vient des mers équatoriales et nous apporte des températures clémentes et des pluies. »

« Tu veux dire que nous sommes arrivés au point de non-retour ? » demanda Pétrarque.

« Oui » approuva gravement l’Arabe en suivant des yeux notre montagne qui poursuivait son voyage vers le Sud. « A partir d’ici nous naviguons sur une mer dont les courants et les vents me sont inconnus. Notre but ne doit pas en être éloigné, l’Ultima Thulé ne doit plus être bien loin. »

Et il retourna à ses calculs alors que Richard de Bury multipliait les signes de croix et réunissait en urgence les hommes pour célébrer une messe en honneur de Saint Brandan pour attirer sa protection sur nous.

Ce n’était pourtant que le début de nos ennuis de la journée Vers midi, à peine je descendais du château de poupe qu’une vingtaine de mes marins vint me trouver, les plus costauds d’entre eux bien que l’inquiétude se lisait dans leurs yeux.

« Ecoutez, cap’tain, on voudrait faire demi tour » me dit Joe la masse qui parlait pour tous. «  Là on va nulle part, y’a que de la mer, et des monstres, comme le truc de ce matin. On a des familles à la maison, on veut pas les abandonner pour suivre les folies de ces trois types ».

« Vous perdez votre temps » lui répondis je d’une voix tranquille mais ferme. « Nous devons obéir aux ordres de Sa Majesté : naviguer vers l’Ouest en suivant les conseils de ses sages jusqu’à que nous atteignons la terre. Je n’ai jamais désobéi à un ordre, même lorsque j’étais mousse. »

« On espérait que vous seriez raisonnable » reprit Joe. « Le roi n’est pas là, il est à Westminster à recevoir des ambassadeurs et à besogner la duchesse de Salisbury. C’est nous qu’allons crever sur les bords du monde ou dans le ventre d’un monstre. Faites demi-tour, on témoignera tous que vous l’avez fait à cause de courants contraires et que des dragons nous ont attaqués. »

« Edouard III n’est pas du genre à croire aux dragons et je n’ai qu’une seule tête, je ne veux pas la risquer sur le billot pour désobéissance » insistais-je. C’est alors qu’un de ces marins, Slim Hawkins mis la main à son poignard et me menaça :

« Pas de chance, cap’tain : on des gars simples, on connaît qu’une façon de convaincre les gens. Changez de route ou bien… »

« Ou quoi ? vous vous mutinez ? tonnais-je de ma voix la plus imposante, je savais que je pouvais leur en imposer encore. « Mais vous ne seriez même pas capables de retourner jusqu’au port seuls ! Retournez à vos postes et j’oublierais ce que Slim a dit, ça se voit qu’il a pris un coup de soleil. »

Je ne sais pas ce que cet agité d’Hawkins aurait fait alors, juste à ce moment messer Petrarque et Ibn Al-Rahman sortirent en discutant des courants froids, ignorants notre problème avec les hommes. Leur apparition provoqua un coup de folie chez Morgan le Gallois qui se mit à crier :

« Les voilà ! C’est leur faute si on est là au lieu d’être tranquillement chez nous ! Jetons les à l’eau ! Sans eux plus rien nous obligera à continuer ! Allez les gars, avec moi ! »

Il couru à eux le poignard levé avec quelques garçons rendus fous par la peur. « Arrêtez-vous immédiatement ! » hurlais-je en leur courrant après. Morgan était déjà sur l’Arabe et l’Italien, ce dernier se décomposa face au marin furieux, ne pouvant croire à cette agression alors qu’il avait toujours été amical avec eux. Heureusement, et je ne suis pas prêt de l’oublier, le géographe garda la tête froide, il fit un geste rapide en direction du marin qui suffit à arrêter Morgan qui resta un moment immobile avant de s’écrouler sur le pont. C’est seulement à ce moment là que nous avons vu que Morgan avait la gorge ouverte d’une oreille à l’autre et Ibn Al-Rahman tenait maintenant un couteau à lame courbée, couvert du sang du Gallois

« S’ils ne restent pas neutres, s’ils ne vous offrent pas la paix et qu’ils n’abaissent pas les armes, tuez les où que vous les rencontriez. Nous vous avons donné sur eux un pouvoir évident ». Commenta l’Arabe en nettoyant calmement son arme, il ajouta : « C’est que m’enseigna mon maître, désolé d’avoir sali ton pont capitaine Jakobsen mais je respecte toujours mon enseignement. »

Les compagnons de Morgan avaient déjà battus en retraite le plus loin possible de cet infidèle du diable, qui leur sembla d’un coup bien plus dangereux qu’un quelconque dragon marin. Mais comme moi, Pétrarque et le reste des marins le regardions sans doute comme si nous voyons Saint Michel l’épée à la main il ajouta, comme pour se justifier :

« J’ai beaucoup voyagé, j’ai donc appris à me défendre. Croyez-vous que les Berbères qui attaquent les caravanes, ou les Turcs qui sillonnent le Khorasan soient moins dangereux ? Sachez seulement capitaine, que si la chose devait se reproduire, si l’on devait encore nous maltraiter moi et moi ami Francesco, je devrais alors me fâcher pour de bon ! »

Sa détermination suffit à calmer pour un moment les esprits, tous les mutins retournèrent à leur poste comme des chiens battus par un molosse trop gros pour eux. Mais le feu continua à couver. Evidemment l’incident fut rapporté aux marins du Painted et du Saint Claire et les funérailles de cet imbécile de Morgan furent célébrées par l’évêque. Avant même le coucher du soleil le second de Martin Pinchon se transféra sur notre Saint Mary en chaloupe porteur d’un message clair :

“Le capitaine Pinchon a appris ce qui s’est passé aujourd’hui sur votre navire. Il vous invite à pendre les mutins aux mâts. L’atmosphère sur son propre navire est déjà lourde, sans parler du troisième navire, nous ne pouvons laisser passer une mutinerie. Si vous ne le faites pas vous il pourrait s’en charger lui-même. »

Personnellement je n’aime pas ces méthodes pour maintenir la discipline mais il est vrai que cette mutinerie tombait au mauvais moment. Je ne pouvais cependant pas me mettre à dos tout l’équipage non plus que les deux autres capitaines. J’ai discuté de la situation avec Pétrarque, qui a été diplomate à la cour pontificale d’Avignon. Il ira le lendemain matin sur les deux autres navires pour parlementer avec les Pinchon, en médiation. Mais il sait qu’il est considéré comme l’un des responsables de notre situation, je le ferai accompagner comme s’il devait aborder un navire de pirates barbaresques. Du reste, aujourd’hui il  été défendu par le musulman contre ses coreligionnaires, il a déjà été bien secoué et sur les confins du monde toutes les certitudes faiblissent. Ce soir je dormirais d’un seul œil avec mon couteau sous l’oreiller, au cas où. Pétrarque a raison sur un point : ce n’est pas au fon des mers mais au cœur de notre âme que sommeillent les monstres les plus dangereux.

* * *

« Capitaine ! Capitaine ! » hurla l’homme chargé des communications au moyen des drapeaux, si fort que tous crurent que nous étions arrivés à la fin du monde. Jakobsen se précipita vers lui :

« Quoi Jack ? D’autres problèmes ? »

« Le contraire capitaine » répéta le marin d’une voix secouée par l’émotion. « L’équipage du Painted a repêché une canne, un bâton avec des brins d’herbe encore attachés. Capitaine, nous ne sommes plus loin de la terre ! »

« Après tous ces jours je commençais à désespérer ! » répondit le commandant qui n’en croyait pas ses oreilles. Derrière lui Richard de Bury leva les bras au ciel.

« Oh Seigneur, nous vous rendons grâce ! » et il entonna avec les marins un Te Deum de remerciements.

Sans se répandre en parole Mohammed Ahmed Ibn Al-Rahman sorti son tapis de prière et remercia aussi son dieu tandis que Pétrarque se limita à commenter :

« Merci jésus ! Je ne croyais pas réussir à convaincre l’équipage de la Saint Claire à attendre encore un peu avant de prendre le chemin du retour. Trois jours m’ont-ils dit, tu as trois jours à partir de maintenant, le 8 octobre, avant que nous fassions demi-tour, et nous en profiterons pour te jeter par-dessus bord avec des poids. »

« Et maintenant tu pourras encore écrire nos succès en vers élégants, poète » se moqua le capitaine en lui envoyant une tape sur les épaules capable de le rompre en deux. Donc aujourd’hui 11 octobre 1334 sera un jour à noter dans les annales du royaume d’Angleterre et d’Irlande. »

C’était déjà le crépuscule mais aucun marin ne prit de repos et l’attente se fit tendue, tous scrutaient l’horizon, d’autant plus que Richard de Bury avait promis au nom du roi cent écus d’or à qui verrait la terre en premier. Tout le monde envia la vigie de nuit car il avait le plus de chances de son poste cette terre tant espérée après 36 jours de navigation et désirée comme une nouvelle épouse. Pétrarque et Ibn Al-Rahman ne purent dormir et restèrent sur le pont à discuter de leurs voyages. L’Arabe voulu se faire décrire les ruines impériales de Rome qu’il n’avait jamais vues et le Florentin exigea un récit du pèlerinage à la Mecque, qu’il ne pourrait jamais entreprendre. Vers l’aube l’astronome en était à la cérémonie de lapidation d’Iblis représenté par une stèle quand soudain un cri s’éleva du Painted.

« Terre à l’horizon ! Terre ! Terre ! »

Plus tard il s’avérera que Robert de Thunstall, vigie du Painted, repéra le premier la ligne de cote. Tout le monde se précipita sur le pont cherchant des yeux la terre. Lorsque l’aube fut levée la côte fut enfin clairement visible par tous et Richard de Bury improvisa une messe d’actions de grâce.

« Il semble que ton Ultima Thulé, mon cher Pétrarque, n’est pas tant gelée que cela » en rajouta l’astronome en contemplant une terre qu’il n’avait jamais vu, ni aucun autre, même pas les Vikings.

« Et je m’en réjouis Mohammed » répondit le poète les larmes au bord des yeux. « Nous te devons d’être arrivés jusque là, si nous avions suivis les écrits des anciens nous nous serions perdus dans les brumes du Septentrion, sans doute avec la mort à la clé. »

« Nous allons où nous guide Allah, le très Grand et très Miséricordieux » répondit-il. « Mais cela faisait déjà des années que pour nous, Arabes, il était clair que le monde connu était trop petit pour la soif de connaissances de l’homme. Il suffisait seulement d’avoir le courage de dépasser les colonnes d’Hercule, tu as eu ce courage, avec ton ami l’évêque. »

« Merci mon ami, mais depuis le temps des Romains il était interdit de naviguer sur l’océan, cela apparaissait comme absurde, il me semble d’ailleurs que Sénèque a écrit : « Nunc iam cessit pontus et omnes / patitur leges… / venient annis saecula seris, / quibus Oceanus vincula rerum / laxet et ingens pateat tellus / Tethysque novos detegat orbes / nec sit terris ultima Thule. »

Inutile de retranscrire toutes ces conversations philosophiques et historiques entre les deux érudits, meilleurs héritiers de leurs cultures respectives, parlons plutôt de ce premier débarquement européen sur le Nouveau Monde. Les trois navires arrivèrent dans une grande baie donnant sur des collines couvertes de conifères et dont les extrémités étaient bordées d’une plage blanche. Mais plutôt que de prendre pied sur cette plage le capitaine Jakobsen préféra pénétrer plus avant dans la baie qui se fermait sur deux grandes îles rocheuses opposées. La baie se révéla liée à l’estuaire d’un grand fleuve et sur son coté droit se trouvait une grande île toute en longueur entièrement couverte d’une dense végétation.

A ce point Jakobsen ordonna de jeter l’ancre et de mettre à l’eau une chaloupe sur laquelle prirent place Pétrarque, Richard, Ibn Al-Rahman, Martin pinchon et un notaire du roi qui devait notifier la découverte et la prise de possession de ces terres. Arrivés à terre Jakobsen, en tant que commandant, fut le premier à débarquer, portant dans la main droite l’étendard du roi au trois léopards d’or. Il fut suivi de l’évêque de Durham, de messer Pétrarque et de tous les autres. Pétrarque ne pu s’empêcher de baiser le sol tant désiré.

« En ce jour du 12 octobre 1334, Au nom de Dieu, de Saint Georges et du roi d’Angleterre, Sa Majesté Edouard III, je prend possession de cette île » proclama le capitaine avec emphase. Le notaire le pria ensuite de signer l’acte alors que Richard de Bury encourageait tout le monde à entonner des psaumes et que le géographe arabe essayait déjà de tracer la ligne de côte sur un parchemin et d’en déterminer la position et l’orientation. Le Florentin était déjà en route vers les arbres.

« Je ne connais pas cette sorte d‘arbres » commenta t’il en examinant le feuillage avec attention. « Je pensais baptiser cette île Dulichia, ce qui veut dire « la longue » en grec, un nom que j’ai emprunté à l’Odyssée, mais je dois avouer qu’elle n’a rien à voir avec une île grecque. »

« Peut probable que des Grecs apparaissent de cette forêt. » commenta distraitement l’astronome. C’est à ce moment précis qu’ils se figèrent en voyant des hommes sortirent du bois. Des hommes à la peau brunie par le soleil et aux teintes ocre, vêtus de peau travaillées et de colliers. Ils portaient des masses et des haches de pierre mais ne semblaient pas menaçants. 

« Mais d’où sortent ces types à la peau rouge ? » demanda Martin Pinchon mettant prudemment la main sur la poignée de son épée. Pétrarque recula vers ses compagnons e constata : « Incroyable ! l’Ultima Thulé est habitée ! ».

« Baissez vos armes ! » leur ordonna Jakobsen en se dirigeant vers les inconnus, les mains ouvertes et levées pour montrer qu’il était sans armes. « Nous sommes des amis, amis, vous comprenez ? Es ce que vous me comprenez ? »

La dizaine de nouveaux venus se regardèrent de manière interrogative, apparemment ils n’avaient pas compris un traître mot. Pétrarque regarda Ibn Al-Rahman qui s’avançait répétant les mêmes paroles en arabe, puis en turc et enfin en malais, sans plus de résultats.

« J’ai bien peur » commenta t’il « que même si je leur parlais en chinois, que je ne sais pas, je n’obtiendrais pas de meilleurs résultats qu’en essayant de pêcher les étoiles au filet. »

« Essayons d’autres formes de langage » tenta le capitaine, il ouvrit sa bourse et en tira un collier de perles de verre aux reflets miroitants et la présenta en cadeau aux locaux. Ils observèrent l’objet avec curiosité qui parut leur plaire. Ils prirent automatiquement les nouveaux venus pour des commerçants, le plus important de ces guerriers pris des mains du capitaine le collier, peut être un cadeau pour son épouse et l’échangea contre son propre couteau d’éclats de pierre au manche délicatement ciselé dans l’os.

« J’ai déjà vu à Bornéo des indigènes avec des couteaux semblables, mais en plus gros. » ajouta Ibn Al-Rahman en observant l’arme que tenait le capitaine avec respect. « Mais si nous sommes à Bornéo alors moi je suis polythéiste. »

Dans tous les cas la glace était rompue et les indigènes se montrèrent amicaux et intéressés par les divers objets portés par les inconnus, du jamais vu pour eux et donc précieux. Pétrarque tenta encore de se faire comprendre en s’adressant au guerrier important qui avait acheté le collier. 

« Moi, Francesco » répéta t’il plusieurs fois en s’indiquant. « Toi ? » ajouta t’il en pointant le doigts vers son interlocuteur.

« Uncas » répondit ce dernier, puis en portant sa main sur vers lui il tenta de répéter son nom : « Tra… nse…scoh »

« Qu’elle est cette île ? » demanda le poète en indiquant les arbres. Uncas ne sembla pas immédiatement comprendre puis il proclama : « Man Attan »

« Manàttan ? » répéta Pétrarque, il ne pouvait savoir que ce nom signifia dans la langue locale « terre entre les collines ». L’indigène approuva de la tête avec sympathie. Et le poète se tourna alors vers Harad Jakobsen qui continuait d’offrir divers pacotilles aux habitants de Thulé.

« Je crois qu’il n’y a pas besoin de baptiser cette île, il semblerait qu’elle ai déjà un nom. »

Le notaire royal inscrivit donc sur son document « Manhattan » sans savoir l’importance que prendrait ce nom dans le futur.

* * *

Le soir même quasiment tous les marins, exceptés quelques marins laissés en garde, débarquèrent sur le rivage de l’île. Ils allèrent jusqu’à un petit village de cabanes de torchis au centre de l’île, ses habitants l’appelaient « Wigwam ». Autour d’un bon feu au centre du village ils dînèrent et dansèrent joyeusement avec les filles du village au son des tambours. La nourriture était offerte par leurs hôtes et la bière portée depuis les navires. Les habitants apprécièrent cette boisson dense et montrèrent une grande curiosité pour leurs habits et leurs armes de métal.

« Ils ne boivent pas d’alcool, ils n’utilisent pas de métal, ils ne sont habillés que de peaux, pas d’instruments autres que ces tambours non plus… » résuma le capitaine assis entre Pétrarque et Richard de Bury. « De vrais sauvages donc. »

« Permettez moi de ne pas être d’accord » intervint le Florentin. « Ils ont de rudimentaires instruments de filature, ils ont de la toile et peuvent être très habiles dans sa conception. Ils sont tout aussi habiles dans la taille du bois et si je ne me trompe ils semblent connaître les vertus des herbes. En arrivant j’ai vu une sorte de sorcier avec des masques rituels en train de préparer des plantes. »

« Je suis de l’avis du capitaine, Francesco » répliqua Richard qui préférait se tenir à une distance rassurante des indigènes. « Ces peintures d’ocre sur le corps et ces cheveux oints ne me plaisent pas. Je suis persuadé que ce sont des polythéistes. »

« Monseigneur, je ne suis pas d’accord » repris Pétrarque en puisant des morceaux dans son écuelle de bois. « Je n’ai pas vu d’idoles comme en vénéraient les Grecs et les Romains, mis à part ça » dit-il en indiquant un tronc de bois sculpté qui trônait au centre du village. « Ils appellent ça un totem, ça ressemble un peu à un crucifix non ? »

« Ne blasphémez pas Francesco ! C’est une idole, elle n’a rien à voir avec la Sainte Croix ! »

« Certes Richard. Mais je les crois monothéistes. Ils semblent adorer un seul être suprême, et si j’ai juste ils nous ressemblent plus que des habitants des Indes ou du Cathay. Si cela se trouve nous adorons le même dieu sous des noms différents. »

« C’est la mauvaise influence de ce musulman qui vous pousse à raisonner ainsi » se lamenta l’évêque de Durham. « La preuve en est que tu n’as pas hésité à manger de cette chère offerte par ces païennes. Qui sait ce que c’est ? »

« C’est du chien » interrompit le capitaine Jakobsen. « Il semble que c’est ce qui leur plait ici. Je n’avais pas non plus très envie d’essayer, mais je me suis forcé pour ne pas les offenser, finalement c’est mangeable. »

« Moi j’ai beaucoup aimé » en rajouta le poète, il tendit son écuelle à Richard et l’invita : « Courage, essayez vous aussi ! »

L’intéressé déjà nettement vert se couvrit la bouche et battit en retraite en cherchant un coin isolé. Le capitaine en profité pour se gausser : 

« Vous ne faites certainement pas cette figure, monseigneur, lorsque vous vous régalez de porcs, oies, poissons de rivières et autres pâtés au moment de fêter la naissance de nôtre Sauveur à Noël. »

« Allons, ne l’embêtez pas. » reprit gentiment Pétrarque. « Après tout il ne voulait pas venir, c’est de ma faute, c’est moi qui l’ai traîné avec nous pour satisfaire ma curiosité. »

« Mais vous vous adaptez bien mieux » observa Jakobsen.

« C’est que je suis Latin, nous les Latins aimons les nouvelles rencontre, les mélanges de population, c’est une des leçons de l’histoire millénaire de Rome. Les Anglais ont toujours été plus casaniers, ils aiment rester sur leur île et ont toujours rejeté vaillamment tous les envahisseurs depuis l’époque d’Arthur. Ce n’est pas un hasard s’ils ne peuvent même pas s’entendre avec leurs voisins Ecossais. »

« C’est bien vrai, regardez comment a terminé leur chef William Wallace après les avoir vaincus à Stirling. » murmura le capitaine dans un soupir. « Franchement je ne puis imaginer les Anglais devenir de bons marins sans rire. »

« Ah ! » commenta pensivement Pétrarque. « Credette Cimabue ne la pittura / aver lo campo, ed ora ha Giotto il grido, / sì che la fama di colui è oscura... »

« Comment ? »

« Rien, rien messire capitaine : je citais seulement quelques vers de la Divine Comédie de Dante qui parle du passage des modes et des institutions humaines. »

Jakobsen ne releva pas, il savait bien que Pétrarque était une des sommités littéraires de l’Europe, et lui-même, guère plus qu’un âne, ne pouvait sérieusement répondre à ces citations. Mais en observant ses hommes dansant autour du feu avec les jeunes femmes du lieu il nota deux hommes assis de l’autre côté du feu e les indiqua au poète :

« Il semblerait que vous autres Italiens n’êtes pas les seuls capables de fraterniser avec des inconnus. Notre géographe arabe discute depuis des heures avec cet Uncas, du diable si je devine en quelle langue. »

« Les Arabes aussi ont fondés un vaste empire au sein duquel les peuples soumis se sont fondus » précisa le Florentin en observant Ibn Al-Rahman et le guerrier indigène gesticuler théâtralement. « Je pense comprendre comment ils communiquent. Mais voila Mohammed qui se lève et vient vers nous, il nous le dira lui-même. »

Le voyageur musulman s’assit en effet à leurs côtés et annonça abruptement :

« Chers amis, si cette terre est l’Ultima Thulé alors c’est que Rome est devenue musulmane. »

Pétrarque se tourna vers lui comme s’il avait entendu une énormité. « Que veux tu dire par là ? »

« Ce que j’ai dit. J’ai parlé avec leur sakem. »

Jakobsen reprit : « Vous avez parlé avec qui ? »

« Leur sakem, celui qui s’est présenté comme Uncas. Apparemment c’est un titre de chef ou de grand prêtre, peut être un mélange des deux. »

« Mais comment avez-vous réussit à parler avec lui, plus tôt il n’a pas compris un mot de toutes vos langues bizarres ? »

« J’ai parlé par gestes. Je croisa voir compris que de nombreuses tribus vivent dans cette région, toutes indépendantes comme les clans arabes d’avant le Prophète. Toutes ont leur propre langue, c’est pour cela qu’ils ont un langage des signes très développé. »

« Et tu connais ce langage ? » s’exclama Pétrarque

« J’ai déjà vu des langages des signes durant mes voyages au Niger et à Java, ils fonctionnent tous sur les mêmes gestes de base, en dehors des variations il n’a pas été difficile de se comprendre. »

« Bon, admettons que vous ayez réussi. » Marmonna le capitaine impatienté alors que Richard de Bury n’en revenait pas d’avoir été surpassé par l’infidèle. « Et qu’est ce que le sakem vous a raconté ? »

« Avant tout leur tribu appartient au peuple des Mohawks, une composante de la nation des Iroquois. »

« Iroquois ? Jamais entendu parlé » admis Pétrarque en fouillant dans sa mémoire. « Ni Strabon, ni Pline, ni même Diogène Laerze ne parlent d’un tel peuple dans les contrées septentrionales. »

« Justement Francesco. Même les auteurs arabes que je connais ne les mentionnent pas. De plus j’ai compris qu’ils ne savent pas ce qu’est un cheval, j’ai essayé de lui en dessiner un mais Uncas a cru que je parlais d’un monstre de fable. »

« Impossible » commenta Pétrarque, toujours plus perdu. « Il n’existe pas de peuple ne possédant pas de chevaux. »

« Mais si Pline parle de Thulé, c’est que quelqu’un venu ici avant nous. » déclara le capitaine, interloqué.

« Tirons nos conclusions alors. Il est évident que ce n’est pas Ultima Thulé qui doit se situer plus au Nord. »

« Vous voulez dire que vous aviez tort lorsque vous nous avez fait embarquer vers l’Ouest ? »

« Evidemment, mais cela ne nous a pas empêché de découvrir des terres jamais reconnues par aucun explorateur. »

Le Florentin s’illumina. « Et si nous avions totalement traversé l’océan et que nous avions rejoint les côtes de l’Asie ? »

« Impossible Francesco. Eratosthène de Cyrène a mesuré la circonférence de la Terre, une expérience répétée par nos astronomes, nous avons toujours obtenu le même résultat. La côte la plus orientale de la Chine est à 15 000 milles marins de l’Angleterre alors que nous parcourus guère plus de 3500 milles marins. Non ceci est une terre nouvelle que personne ne connaissait avant nous. »

« S’il en est ainsi j’ai bien fait d’en prendre possession au nom du roi » dit avec satisfaction le capitaine. Mais Pétrarque le désillusionna.

« Et les Iroquois ? Jusqu’à preuve du contraire ils possèdent l’île de Manhattan, pas le roi Plantagenêt, qui vit loin d’ici et qui ne sais encore rien de son existence. »

« Oh, ce problème a une solution simple. » reprit Jakobsen, il se leva e se dirigea vers le chef suivi de ses compagnons. A peine arrivé devant Uncas il demanda à l’Arabe :

« Dis lui que je voudrais acheter cette île et tout ce qu’elle contient. »

Ibn Al-Rahman le regardé stupéfait mais traduisit la demande comme il pu.

« Ils vont tous nous tuer pour ça. » s’angoissa Pétrarque, la sueur lui coulant dans le dos et prêt à fuir si les Iroquois se mettaient en tête de leur lancer des flèches. Mes ses craintes furent exagérées, Uncas ne réagit pas et répondit par des signes immédiatement traduits par Mohammed Ahmed :

« Il demande ce que tu as à lui offrir en échange. »

Jakobsen y réfléchit un instant puis tira de sa bourse toutes les perles de verre en sa possession ainsi que bout de tissu en étoffe rouge.

« Dis-lui que je le paierais avec un coffre plein de ce genre d’étoffe et de joyaux. »

L’offre fut transmise et la réponse ne se fit pas attendre :

« Il veut aussi un baril de notre eau qui brûle comme le feu. »

« Notre bière ? Dis-lui que je lui en donne deux. Alors ? Affaire conclue ? » dit-il en tendant la main en direction d’Uncas. L’Iroquois l’ignora pourtant et l’invita à s’asseoir à ses côtés, ce qu’il fit. Il fit signe à un autre indigène d’apporter une sorte de petite canne d’où sortait une fumée blanche.

« Calumet » expliqua le sakem et il apprécia leur air étonné lorsqu’il porta la canne à sa bouche, aspira puis recracha la fumée.

« Incroyable ! Il mange la fumée ! » s’exclama le poète qui composait déjà dans son esprit des hexamètres latins pour décrire cette situation. Mais c’était bien Jakobsen qui était le plus stupéfait lorsqu’on le chef lui avec insistance l’objet entre les mains.

« J’ai l’impression qu’il veut que tu l’imites, sans doute pour conclure l’accord. » expliqua Ibn Al-Rahman en l’incitant des yeux à s’exécuter. Jakobsen le comprenait bien et il prit la canne, la porta à ses lèvres et aspira. Il passa par toutes les couleurs connues, ses yeux se remplirent de larmes comme si cette fumée avait pénétré jusqu’à son cerveau.

« Pour… moi… ça… suf… fira… comme… ça… » bredouilla t’il en pleurant, il passa le calumet à Pétrarque qui n’hésita qu’un instant, il aspira et à sa grande surprise ne trouva pas cela désagréable.

« Intéressant ce calumet ! » s’exclama t’il sans même tousser. « Mohammed, veux-tu essayer ? »

« Pourquoi pas ? » approuva l’Arabe en prenant la pipe. « Tu as raison, ce n’est pas si mal, mais je préfère une belle femme » conclut il en rendant l’objet au sakem enfin satisfait bien Jakobsen se soit éloigné du groupe pour s’en remettre, le visage écarlate comme s’il avait vidé des pintes d’eau de vie.

« Un peu d’eau fraîche vous fera du bien » sourit le poète, le capitaine gargouilla :

« Aah… je m’étais préparé à affronter un océan, mais… mais cette saleté de fumée est bien pire ! » Mais il ne pu s’empêcher de sourire : « Mais ça en valait la peine. Oh oui ! Ca en valait la peine. Hum hum ! Vous savez combien m’ont coûtés des verroteries et cette bière ? 24 sterling ! Pour une île entière. Mes ancêtres Vikings, de bons marchands autant que des pirates, seraient fiers de moi ! »

A ce moment Richard de Bury revint vers eux, un peu remis de son malaise, en observant Jakobsen il paniqua subitement : « Mon dieu ! Ces païens ont-ils essayés de vous empoisonner capitaine ? »

« Peut être auraient ils mieux fait, vu le tour qu’il leur a joué ! » commenta amèrement l’astronome tandis que Pétrarque se citant lui-même :

« Espérons que ce bon Uncas n’ai pas un jour à répéter ces vers composés par moi-même :

 « Misero me, che tardo il mio mal seppi;
et con quanta fatica oggi mi spetro
de l'errore, ov'io stesso m'era involto! »"

* * *

Jeudi 16 février 1335

Deuxième partie de la relation écrite d’Harald Jakobsen, capitaine du Saint Mary à Sa Majesté Edouard III Plantagenêt, par la grâce de Dieu roi d’Angleterre et d’Irlande. Ce récit aurait du vous être remis en mains propres Votre Majesté, mais dans les présentes conditions d’extrêmes difficultés dans lesquelles se trouve mon navire je ne sais si je pourrais jamais retourner en Angleterre. Je ferais une copie de ce récit enfermé dans une bouteille confiée aux vagues, dans l‘espoir que si nous périssons quelque pécheur chanceux la trouvera et vous la portera pour que vous preniez connaissance de vos terres d’Outre mer.

Dans la première partie de mon récit, consignée aussi dans la bouteille, je vous décris le voyage allé et la découverte de la grande île qui désormais vous appartient. Je souhaitais dans cette seconde partie décrire notre voyage de retour. Notre géographe nous avait prévenu que cette île de Manhattan ne pouvait être Thulé, j’ordonnai alors de poursuivre les recherches plus au Nord. Nous rembarquâmes le 15 octobre 1334 emmenant avec nous quelques Iroquois volontaires qui suivaient l’enseignement de l’évêque de Durham avant d’être baptisés. Nous longeâmes la côte  l’île à l’Est de Manhattan sur presque 100 milles marins en restant entre cette île et la côte voisine d’une île plus grande, nous avons baptisés cette île, Long Island. Il semble désormais certain que la côte qu’il lui fait face n’est pas une île. Nous débarquions régulièrement en divers points, rencontrant de nouveaux sauvages qui communiquaient au moyen de signes avec notre astronome Ibn Al-Rahman. Je pense que de profitables relations commerciales pourront être établies avec ces peuples, ce sont de bons chasseurs et artisans mais ils ne connaissent pas la valeur de l’or et de l’argent. Pendant ce temps messer Petrarca s’est attelé à apprendre leur langue par l’intermédiaire de nos nouveaux compagnons de route, il essaye aussi de leur enseigner des rudiments de latin, mais pour l’instant les résultats dans les deux sens sont médiocres.

Arrivés à la pointe de Long Island, Richard de Bury tint à nous faire élever une croix visible de loin. J’ai approuvé cette idée comme un bon moyen de retrouver ce point, notre géographe arabe s’est plaint en prétextant que ses données géographiques sont bien plus sûres mais sa foi d’infidèle parlait aussi pour une bonne part. Nous reprîmes la mer et nous atteignîmes un archipel inhabité situé non loin de la côte du continent. En doublant ces îles nous découvrîmes une immense baie fermée, nous envisageâmes de débarquer mais à peine arrivés sur la plage qu’un mousse du Painted, un adolescent nommé Samuel Cod fut atteint par un flèche et mourut. D’autres hommes furent blessés par des archers embusqués dans une forêt dense avant que nous puissions rembarquer. Nous enterrâmes Samuel Cod sur le cap suivant, nous avons décidé de baptiser ce lieu Cape Cod en son souvenir.

Le jour suivant nous débarquâmes sur la côte occidentale de cette même baie dans un lieu favorable et sûr, nous pûmes voir toute une tribu d’Iroquois s’approcher, menés en tête par leur chef, reconnaissable à son imposante coiffe de plumes. Nous nous préparâmes à nous défendre mais le chef s’avança les armes baissées, d’après messer Petrarca il criait « Paix ! », il s’approcha lui-même des indigènes avec une attitude pour le moins théâtrale, criant :

« Paix ! Paix ! Paix ! »

J’ai bien cru que ce poète que nous avions traînés tout ce temps allait être massacré mais il ne fut pas attaqué, il fraternisa avec le chef. Ibn Al-Rahman le rejoignit bientôt et il entamèrent leur habituelle conversation gestuelle. Nous apprîmes alors de ce chef, Massassoit, que les diverses tribus iroquoises de la région étaient en guerre entre elles et que Samuel Cod avait été tué par une tribu rivale de la sienne. J’ordonnais au notaire de mentionner cette région comme : « le territoire de Massassoit » et qu’elle était intégrée aux terres de Votre Majesté. Le notaire n’était pas très habile et il se trompa en transcrivant le nom en Massachusetts. L’évêque de Durham entonna un Ave Maria comme à son habitude dans de tels moments, il eu la surprise d’être accompagné par les voix des indigènes qui aimaient le chant. L’hymne fut massacré et les hommes en rirent jusqu’à ce que Pétrarque leur rétorque :

« Imbéciles ! Vous seriez tout aussi ridicules si vous entonniez leurs chants iroquois ! »

Au cours de notre étape auprès des cette tribu nous réussîmes à éviter d’avoir à fumer de nouveau de cet horrible calumet que le Grand Chancelier considère désormais comme un instrument diabolique, même si nos compagnons italien et arabe s’y adonnent avec plaisir. Les indigènes nous fournîmes une plante assez comestible qu’ils appellent patata et que l’on retrouve dans tous leurs jardins. La racine de cette plante est particulièrement savoureuse et consistante, nous en fîmes de solides provisions en échange d’un peu de verroterie, nous nous fournîmes aussi en animaux locaux comme une sorte de poule sauvage quatre fois plus grosse que nos habituelles volailles, sa chair est succulente. Ces découvertes confirment à nos doctes passagers que cette terre n’est pas la Thulé décrite pas Sénèque. Leurs disputes autour du feu furent cependant bientôt interrompues par un imprévu : le village de Massassoit fut attaqué un nuit par la tribu rivale, notre se révéla précieuse et nous mîmes en déroute l’assaillant grâce à nos armes de fer, aucun mort ne fut à déplorer de notre côté. La gratitude de Massassoit fut à la hauteur, il nous offrit des peaux d’ours et des ennemis réduits en esclavage que nous emportâmes. Nous avons de nouveau négocié l’achat de certaines terres locales puis nous sommes repartis à l’exploration de cette terre que je tiens désormais pour plus vaste que le Groenland.

Petrarque et le premier voyage vers l'Amérique

Le vendredi 28 octobre nous débarquâmes sur une terre appelée par ses habitants Main. Ce territoire est encore plus boisé, couvert de pins colossaux sans doute aussi vieux que la conquête romaine de nos îles britanniques. La côte est déchirée en baies et en fjords profonds qui ne sont pas sans me rappeler ma Norvège natale. Pétrarque fut intéressé par la ressemblance entre le nom de cette terre et le mot latin « magnus », c'est-à-dire « grand ». 

« Peut être es-ce un signe que nous sommes dans la mythique Hyperborée, autre terre de légendes. » Proposa t’il en en rajoutant encore pour bien montrer qu’il en savait plus que nous. « C’était une terre très grande, au Nord de la Scandinavie, déjà visitée par des navigateurs romains et norrois. »

« Je vais te décevoir » le contredit Ibn Al-Rahman, le seul à pouvoir entrer en compétition en matière de savoir. « Nous nous trouvons actuellement à la latitude de Marseille. »

Pétrarque ne perdit cependant pas l’espoir. « Peut être que les côtes plus occidentales d’Hyperborée descendent vers le Sud et que nous sommes précisément sur ces avancées méridionales. »

« Dans ce cas cela n’a plus rien à voir avec l’Hyperborée » fis-je noter. « Je vais vous faciliter la tâche, cette sera simplement le New England, la Nouvelle Angleterre. »

« Je ne pouvais espérer que tu l’appelles Nouvelle Grenade évidemment. » admis le Grenadin mais toujours acharné à avoir le dernier mot il ajouta : «  Dans tous les cas, Hyperborée ou Nouvelle Angleterre, nous pouvons affirmer désormais que nous avons découvert un continent entier. »

Nous accueillîmes cette nouvelle avec joie, mais nos marins y furent assez indifférents, ces derniers espéraient surtout que l’Ultima Thulé leur livrerait des trésors d’or et de métaux précieux. Pour dire la vérité, il ne me déplairait pas de trouver un peu d’or, mais je suis bien conscient que toutes les richesses trouvées sur vos terres Votre Majesté ne reviennent qu’à vous, seul Votre Majesté pourrait m’en accorder la jouissance en fief. Je crois que c’est ce point qui fut à l’origine de mes mauvais rapports avec Martin Pinchon. Le commandant du Painted n’avait que faire de la célébrité et de votre reconnaissance, il était insatisfait de l’absence de métaux précieux. A ses yeux Richard de Bury n’était qu’un religieux fanatique, Pétrarque un poète vivant dans ses songes et Ibn Al-Rahman rien d’autre qu’un infidèle (je crois qu’il le soupçonnait quand même de sorcellerie, il pensait qu’il nous tenait éloigné de l’or. Quant à moi je voyais bien qu’il me considérait comme idéaliste, trop fidèle à la foi que je vous ai offerte, pas assez à ma bourse. Je ne sais pourtant quand il envisagea de tailler sa propre route à la recherche de son or.

Mardi 8 novembre nous débarquâmes sur une terre que j’ai baptisé New Scotland, Nouvelle Ecosse, l’homme de vigie qui l’a vue en premier étant Ecossais. C’est le lendemain de ce jour que nous eûmes la surprise de la disparition de Martin Pinchon et du Painted. Cet imbécile avait tranché les cordes le reliant aux autres navires, il nous avait abandonné pour son rêve d’or. Malgré toute ma fureur je décidai de poursuivre comme prévu sans lui. Dans ma colère j’ai même autorisé son frère Vincent Pinchon à le rejoindre et à m’abandonner, il me resta cependant fidèle, terrorisé par ma colère et aussi craignant de ne pas savoir comment retourner en Angleterre sans nos érudits. En fin de compte nous avons fait le tour de la Nouvelle Ecosse qui s’est révélée être une île. En la dépassant nous pénétrâmes dans un vaste golfe aux paysages de forêts de conifères, une autre grande île fut baptisée île du Prince Edouard, en honneur de votre fils, Son Altesse Edouard de Woodstock, prince de Galles. Nous appelâmes cette partie continent Nouvelle France en hommage au pape Jean XXII qui est Français.

« Claires, fraîches et douces eaux… » commença a réciter notre poète en observant les nombreux torrents visibles sur cette terre sauvage. Terre qui n’est pourtant pas assez sauvage pour ne pas être habitée, nous rencontrâmes de nouveaux indigènes. Ce ne sont plus des Iroquois, ils parlent une langue différente, ils ont d’autres coutumes. Notre traducteur par gestes Ibn Al-Rahman réussit à comprendre que nous avions affaire à des Hurons comme ils s’appellent eux-mêmes. Quand je leur ai demandé le nom de cette région ils répondirent « kànata » en désignant leur village proche. Je fis inscrire ce nom par ce maudit notaire qui le transforma immédiatement en « Canada ».

« Si cela se trouve « kànata » signifie peut être seulement village, ou bien campement » voulu nous expliquer Ibn Al-Rahman, le notaire l’écouta et haussa des épaules d’un air indifférent.

Sur le conseils du géographe arabe nous nous dirigeâmes vers l’Occident au début de décembre pour explorer le golfe. Nous retrouvâmes le Painted près d’un promontoire que je baptisais alors Cap Breton. Cet impudent de Martin Pinchon eut le courage de se présenter à moi comme si de rien n’était mais en m’annonçant qu’il avait trouvé de l’or dans les collines de l’arrière-pays qu’il appelait avec fierté le Pinchonland. Il avait aussi réduit en esclavage la tribu locale qui s’était pourtant montrée pacifique. Richard de Bury et mon second durent me retenir de l’occire. Je finis cependant par me calmer, je laisse son cas à votre justice, cet imbécile a tenté de s’approprier vos richesses.

Pétrarque en tira des vers prophétiques : « O mondo, o pensier vani! / O mia forte ventura a che m'adduce!  Dieu ne supportera pas cette outrecuidance de réduire en esclavage certains de ses enfants pour de l’or, ce métal a toujours jouer le rôle du poids attaché à nos pieds et nous entraînant au fond de l’enfer.

Il avait raison. Après notre découverte d’une nouvelle île que nous nommâmes Terre Neuve, la plus occidentale de toutes celles connues à ce jour. Nous en longeâmes la côte méridionale alors que la neige commençait à tomber de plus en plus souvent. C’est à ce moment que nous n’attendions pas que le punition survint. Lors de la nuit de Noël le pilote du Saint Mary, Juan de la Cosa s’endormit à son poste ne laissa qu’un mousse inexpérimenté pour surveillé notre route, il ne vit pas les hauts fonds. Notre navire amiral s’empala sur toute sa longueur sur le fon, une fuite irréparable s’ouvra. Grâce au ciel nous n’étions pas éloignés de la terre et le Saint Claire envoya de prompts secours. Le navire se révéla être irrécupérable. Nous récupérâmes tout notre chargement qui fut transféré sur le Saint Claire. Le bois du navire servit à bâtir un petit fort sur la côte qui se révéla être la pointe extrême de Terre Neuve, exposée aux assauts de l’océan. Le fort fut achevé le 27 décembre, jour de la Saint Jean dont il reçut le nom. Nous y laissâmes une garnison de volontaires en promettant de revenir les chercher le plus tôt possible. Nous reprîmes la mer sur nos deux navires survivants, il n’y avait pas assez de place pour tous.

 

Nous fûmes bloqués sur l’île durant plusieurs semaines par la neige qui tombait densément et les blocs de glace qui empêchaient le passage, et ce bien que nous soyons encore à des latitudes clémentes en Europe. Ibn Al-Rahman, qui n’avait jamais eu à affronter pareil hiver, en conclut que nous étions probablement sur des courants gelés descendant du Nord et qui refroidissaient ces terres. Le 16 janvier la tourmente s’apaisa et nous pûmes appareiller avec le Painted et le Saint Claire avant que d’autres tempêtes de neige ne nous bloquent jusqu’au printemps. Mais encore une fois la chance nous avait abandonnée.

La traversée de retour fut secouée par de violentes tempêtes apparemment courantes en cette saison. Lorsque nous fûmes à la latitude des Açores Martin Pinchon nous abandonna de nouveau, il était clair qu’il voulait arriver en Angleterre avant moi pour me voler le mérite de la découverte, avec un peu de chance mon navire coulerait dans une tempête. Il a peut être déjà accosté car Ibn Rahman m’annonce que nous ne sommes désormais plus très loin des côtes britanniques, mais les tempêtes ont endommagées le navire, l’eau pénètre par plusieurs voies et la colère des éléments ne semblent pas s’apaiser. C’est pour cela que je confie une copie de mes notes à Dieu. Au moment où j’écrit Richard de Bury dit une messe et supplie dieu de nous sauver, même Ibn Al-Rahman est plongé dans ses dévotions et en appelle à Allah. Je crois que messer Petrarca m’imite et recopie fiévreusement ses notes pour les confier aux eaux. J’achève ici mon compte rendu en espérant survivre à cette tempête, s’il n’en est pas ainsi faites dire une messe pour nos âmes.

Moi, Harald Jakobsen, j’ai rédigé ces lignes en pleine possession de mes moyens et je jure n’avoir rien omis dans ce compte rendu détaillé.

* * *

Tout Londres est en fête aujourd’hui. Les fenêtres ont été ornées de draps de couleurs et  les étendards royaux claquent en haut des tours. La foule se presse dans les rues au son des musiciens, des ménestrels et de leurs luths. Des distributions de grain, d’orge et d’argent ont été ordonnées par le roi. Sur certaines places des théâtres se sont montés et les acteurs itinérants exhibent leur meilleur répertoire. Le ciel lui-même est de la fête, débarrassé du moindre nuage ou de la moindre brume, comme s’il participait à la bonne humeur collective. Pour une fois ils ne fêtent pas l’anniversaire du prince Edouard ou une quelconque victoire sur les Français ou les Ecossais mais le retour glorieux de l’expédition envoyée au-delà de l’océan. Succès que la tempêté a bien failli réussir a engloutir pour garder le secret des terres inconnues. 

Les navigateurs sont aujourd’hui célébrés, les voilà traversant la cité de Westminster, à la fois ville et palais, accueillis par la foule des courtisans et des feudataires. Ils gravissent les marches vers le palais de Westminster, en rive de la Tamise (il sera détruit par l’incendie de 1666, aujourd’hui le parlement est construit sur ses fondations). Le capitaine Harald Jakobsen, Francesco Petrarca, l’évêque de Durham qui sous peu deviendra cardinal par décision du nouveau pape Benoît XII. Voici ensuite Mohammed Ahmed Ibn Al-Rahman ben Yusuf ben Khaled suivi de Vincent Pinchon dont l’air n’est pas si joyeux, son frère Martin s’étant perdu en mer corps et biens. A leur suite viennent tous les marins de l’expédition et les indigènes venus d’Outre mer portant des exemples d’animaux et de plantes de leur pays, sans compter des cassettes d’or. Ils s’avancent en direction du trône où siège Edouard III en majesté.  

« Je sens que je vais pleurer, je n’arrive même pas à composer un hexamètre dans ma tête ! » murmura Pétrarque à Richard, ce dernier lui répondit sans détourner son regard du roi :

« Arrête Francesco ! Maintenant ce sont les autres qui écriront des vers en ton honneur ! »

Arrivés devant le roi ils mettent tous un genou à terre, le Plantagenêt s’adresse alors à eux en ces termes :

« Levez-vous, vous n’avez pas à vous incliner devant qui que ce soit, vous qui avez défié plus que l’océan : l’ignorance, la superstition et l’inconnu ! »

Jakobsen obéit et baisa le manteau du souverain en disant : « Sire je vous raconterai l’histoire de nos 224 jours de voyage nécessaires pour découvrir les terres de Nouvelle Angleterre. »

« Nous n’avons pas le temps. » sourit Edouard, « J’ai déjà parcouru le rapport que vous nous avez expédié en débarquant à Southampton mais vous ne l’avez pas complété après votre dernière tempête, terminez donc votre récit. »

« C’est très simple Votre Majesté. La mer a eu pitié de nous, nous avons eu la vie sauve et je dois désormais accomplir mon vœu de pèlerinage en Terre Sainte pour avoir réchapper aux vagues. »

« Ce ne fut pas aussi simple qu’il le dit Votre Majesté. » coupa Richard de Bury. « Il oublie de dire que nous étions tous en train de prier alors que lui est resté à son poste durant trois jours en défiant la mer, malgré les lames qui s’abattaient sur le pont et arrachaient les mâts.

« Monseigneur exagère beaucoup et veut donner une image héroïque à la fin de notre périple. » plaida le capitaine embarrassé. « Les choses se sont déroulées de manière moins dramatique, la tempête s’est apaisée par épuisement et nous pûmes constater qu’elle nous avait entraîné prés des côtes françaises, nos voiles étaient réduites en morceaux et nous accoster le 4 mars à Nantes. Nous y rencontrâmes un envoyé du roi de France qui nous demanda de confirmer que nous avions traversé l’océan. Philippe VI avait entendu parler de notre expédition. J’ai admis avoir réussit sans entrer dans les détails, j’ai envoyé quelques produits du Nouveau Monde à Parsi comme cadeau de votre part à votre cousin en remerciement de son hospitalité. Les réparations furent terminées le 15 mars et la Saint Claire entra dans le port de Southampton d’où je vous ai expédié des messagers. »

« Très bien, amiral » se limita à commenter le souverain. Harald s’inclina sans pourtant croire sa bonne fortune et s’exclama :

« Moi amiral ? Je n’ai pas de mérites… »

« Mon cher Jakobsen, le roi de France n’est pas un grand guerrier, mais il n’est pas stupide et je vous parie le trésor de la couronne qu’il est déjà en train de monter une expédition pour me dérober les nouvelles terres d’outre mer. A peine la nouvelle atteindra Gênes et Venise que ces deux républiques des mers voudront elles aussi se lancer dans la partie. Je ne puis me permettre d’être distancer par mes rivaux, il faut que je puisse prendre réellement possession des terres que vous avez revendiquer de Manhattan jusqu’à Terre Neuve. Je regrette mais vous devrez retarder votre pèlerinage, j’ai besoin d’un amiral capable de diriger la flotte de 17 navires et des 1200 hommes que je suis en train de réunir pour conquérir la Nouvelle Angleterre. Vous serez mon amiral de l’océan, qui d’autre ? Bien entendu j’espère, Ibn Al-Rahman, que vous continuerez vous aussi à me servir, un cartographe tel que vous est précieux. »

« Je pensais plutôt retourner à ma chaire de l’université de Grenade. » répondit l’Arabe en s’inclinant respectueusement. « Mais votre proposition est tentante, et la soif de connaissances plu forte que jamais, je ne peut qu’accepter. »

« J’en étais sûr » approuva le roi, « et de plus j’ai déjà écrit à l’émir de Grenade pour l’en informer et lui demander de m’envoyer d’autres géographes, ainsi que des mathématiciens qui vous accompagnerons. Je dois bien avouer que l’Anglais est plus habile l’épée à la main que penché sur des calculs, et ces calculs nous seront indispensables si nous voulons maintenir notre avance sur l’océan. »

« On m’avait parlé de vous comme d’un souverain marchant dans la lumière. » intervint alors Pétrarque qui avait finalement vaincu son trac. « Mais je dois dire qu’ils sont restés en dessous de la réalité, vous seul dans un siècle des armes vous comprenez la force sublime de la pensée. »

« Jusqu’à ce que mon Grand Chancelier me propose cette entreprise je ne pensais pourtant qu’à me couvrir de gloire en conquérant le trône de France. » admis le Palntagenêt, « mais désormais grâce à vous, j’ai de meilleurs idées. Il n’y aura pas de guerre en France, nous avons tout un continent à explorer et à conquérir. »

« J’espère que vous aurez besoin d’intellectuels  pour réaliser vos objectifs, Votre Majesté. »

« Bien sûr Lord Pétrarque. J’ai justement besoin d’un biographe qui écrive un bon latin pour décrire notre conquête des terres d’outre mer… »

« Lord Pétrarque ? » l’interrompit le poète, tout étonné et sans se rendre compte que à l’encontre de toute étiquette il coupait la parole au roi. «  Mais sire, je suis Florentin, pas Anglais, je n’ai pas ma place parmi vos seigneurs, descendants des valeureux compagnons de Richard cœur-de-lion et de ses croisés… »

« A présent de je comprend les qualités qui vous ont permis de réussir une telle entreprise. » le reprit Edouard en l’interrompant : « Seules des personnes intrépides et modestes comme vous pouvaient le faire. Le Saint Père et le cardinal Colonna m’ont déjà donnés leur accord et leur bénédiction pour que vous passiez à mon service, milord. Mais ne restez pas ainsi la bouche pendante, n’y a-t-il pas une de ces citations latines que vous maîtrisez adaptée à la situation ? »

« J’ai l’intention de faire mieux » se reprit l’érudit toscan. « Au lieu de mon ouvrage inachevé sur l’Afrique j’ai commencé un grand poème dédié à Votre Majesté, je l’ai intitulé : « De Terra Incognita Sed Nunc Reperta », il commence ainsi… » Il tira de son habit de cérémonie un bout de parchemin et déclama :

 « Et mihi conspicuum meritis belloque tremendum,
Musa, virum referes, Anglis cui fracta sub armis
Reperta aeternum Thule attulit Ultima nomen.
Hunc precor exhausto liceat mihi sugere fontem
Ex Helicone sacrum, dulcis mea cura, Sorores,
Si vobis miranda cano... »

« Je ne saurais conseiller Votre Majesté de la nommer duc du Groenland, il pourra ainsi déclamer tant qu’il veut ses vers aux phoques et aux lions de mer. » ironisa le nouvel amiral. Tous rirent à la plaisanterie, y compris le souverain.

* * *

Arquà, 13 mai 1372

Mon cher Jean,

Il y a longtemps que je ne t’ai plus écris, mes livres me tenaient compagnie mais parfois j’éprouve le besoin de faire connaître mes pensées à un autre être humain. Par bonheur ma dernière syncope, il y a deux ans, alors que je voyageais vers Rome où le pape Urbain IV me réclamait, m’a laissé la capacité d’écrire, autrement je pense que cette n’aurait plus eu de sens pour un vieil intellectuel comme moi. Qu’advient il du peintre devenu aveugle, du musicien devenu sourd ? Je serais comme un sel qui aurait perdu sa saveur, autant le jeter. Mais j’avais sans doute quelques mérites aux yeux du Seigneur pour qu’il me laisse l’entendement à mon âge avancé, ainsi que la vue, même si elle a dernièrement baissé. Mais pour ce problème un ami hollandais, spécialiste en optique et j’avais rencontré à Milan m’a fabriqué une paire de verres grossissants que je porte en ce moment sur le nez. Ces verres me font de nouveau voir le monde comme au temps de mes voyages sur l’océan, avec tous ces compagnons qui aujourd’hui ne sont plus. Dans mon refuge il me semble encore sentir les vents marins sur mon visage, la saveur iodée sur mes lèvres, d’entendre les gris des oiseaux marins. Quand les souvenirs prennent le pas sur vos espérances, cela veut que l’on devenu vieux.

J’en ai fait du chemin depuis le pont du Saint Mary. Pair d’Angleterre, comte palatin du Saint Empire Romain Germanique, chevalier de l’ordre de la jarretière. Mon poème «  De Terra Incongnita Sed Nunc Reperta » est considéré désormais comme un classique traduit dans toutes les langues connues et qui m’a valu la réputation de grand poète à laquelle je rêvais étant jeune. J’ai cherché et découvert plusieurs œuvres de Cicéron que l’on croyait perdues comme le Ad Atticum, le Ad Brutum ou le Ad Quintum. J’ai vécu des moments tristes aussi, la mort de Richard de Bury, de ma bien aimée Laure, de mon fils Giovanni … et, surtout, j’ai vu les hommes refaire les mêmes erreurs dans notre Nouveau Monde, des erreurs que mon cher Richard espérait empêcher en détournant l’esprit combatif d’Edouard III, qui est toujours sur le trône, de ses ambitions françaises à des objectifs plus pacifiques au-delà des mers.

Jean, tu ne peux savoir combien de fois je me suis retourner dans mon lit, incapable de trouver le sommeil en pensant aux horreurs subies par les indigènes de Nouvelle Angleterre, dont je suis responsable. Justement ce soir, j’a ressorti les notes de mon existence mouvementée et je n’arrive toujours pas à m’absoudre de ce que je considère comme mes erreurs. Le Seigneur me pardonnera. Et pourtant ! Avec quelle joie j’ai vu partir la seconde expédition en 1335, ce fut un jour qui reste présent dans mon esprit bien que désormais bien éloigné. Le convoi quitta l’Europe depuis Séville et arriva après quarante jours à Terre Neuve pour retrouver nos compagnons restés derrière nous. Ils n’en retrouvèrent qu’un seul, tous les autres avaient été tués par les indigènes pour avoir enlevé des femmes. La conquête du Nouveau Monde ne pouvait commencer sous de pires auspices.

Cette manière de parler doit me donner l’art d’un vieux Romain superstitieux qui refuserait de sortir de sa maison de peu de trébucher sur le seuil. Mais si tu repenses à ce qu’il advenu tu constateras que mes craintes étaient justifiées. Les navires étaient commandés par de petits seigneurs Anglais, des cadets des familles nobles du pays, démunis, sans espoir d’hériter du fief familial et qui vinrent en Nouvelle Angleterre avec l’intention de s’en tailler un par l’épée. Je me rendis bientôt compte que ces gens n’étaient pas là pour la simple exploration mais seulement pour conquérir, ils n’avaient aucune envie de communiquer avec les indigènes, ils se contentèrent de les dominer. Divers ports furent fondés : Sidney, New Glasgow, Halifax, Portland, New Haven… Et partout les nobles décidèrent de poursuivre le metier qu’ils connaissaient le mieux, la guerre, en se conquérant des seigneuries locales, réduisant parfois en esclavages les habitants pour exploiter les ressources. Naturellement il y eu des rébellions et des guerres sanglantes, réprimées dans le sang. Moi-même et l’amiral Jakobsen tentâmes de réduire les excès de notre jeunesse décidée à exporter la féodalité dans le Nouveau Monde. Mais nous étions seuls et de plus bientôt les Français entrèrent en scène comme l’avait prédit le roi Edouard. Ils dépassèrent Terre Neuve et s’installèrent dans le Labrador qu’ils colonisèrent avec les mêmes méthodes que nous, ils s’enfoncèrent dans les terres, remontèrent les fleuves jusqu’aux grands lacs. En réponse le roi Edouard envoya d’autres expéditions chargées d’occuper le plus de terres possible sans se soucier des vexations faites aux indigènes et de la chaîne de méfaits et de représailles qui en découla. Ibn Al-Rahman n’en supporta pas plus et retourna en Europe, il reprit son enseignement à Grenade jusqu’à sa mort, et il a eu raison.

A ce point, après deux années passées sur ces terre, en mars 1338 je repris moi aussi la mer et retournait en Angleterre où je dénonçai au roi les abus de ses gens. Mais le souverain, obnubilé par les fleuves d’or et de produits précieux qui partaient du Nouveau Monde, et qui faisaient de lui le souverain le plus riche du monde, ne m’écouta pas. Il promit d’enquêter mais il m’ordonna de ne pas dénigrer sa noblesse, la fleur de l’Angleterre qui répandait la civilisation et la parole de Dieu par leurs héroïques efforts. 

Jusqu’en 1340 je restais dans la capitale anglaise, travaillant à achever mon De Terre Incognita en vingt et un chants, j’avais décidé de n’y raconter que notre glorieux premier voyage au-delà de l’océan et de passer sous silence les déceptions qui ont suivies. Durant ces années Gênes et Venise ont eu aussi suivis la piste tracée par les Anglais et les Français en envoyant leurs navires en Outre mer, plus au Sud des nos possessions pour découvrir si les nouvelles terres se prolongeaient plus au Sud, ce qui était le cas. La flotte génoise était guidée par le comte Amédée VI de Savoie, que l’on surnommait le Comte Vert pour ce qu’il portait exclusivement cette couleur. Ce dernier découvrit un archipel au niveau du Tropique du Cancer qu’il baptisa Antilles du nom de l’île mythique d’Antilia qui se trouvait au-delà des colonnes d’Hercule. Les Vénitiens suivirent, menés par le doge Andrea Dandolo lui-même. Ils abordèrent sur un autre continent immédiatement au Sud des Antilles où ils s’installèrent. Le doge baptisa cette terre du nom de son ancêtre le doge Enrico Dandolo (qui prit et pilla Constantinople). Cette Terre d’Henri, en latin Terra Aimerica fut bientôt déformée en Amérique qui devint le nom reconnu de ce continent méridional, depuis quelque temps ce nom est utilisé pour désigner l’ensemble des terres découvertes, même notre Nouvelle Angleterre. Le continent méridional a été revendiqué et colonisé surtout par des Italiens et dans une moindre mesure des Hispaniques, d’ailleurs on parle désormais d’une Amérique latine.

Entre temps les conflits pour la possession et l’exploitation des colonies se multipliaient entre les puissances européennes, le pape Benoît XII convoqua une conférence à Tor della Monaca, près de Rome où furent définies les zones d’influence dans le Nouveau Monde. La côte de Nouvelle Angleterre et son arrière pays revenaient à l’Angleterre alors que la France faisait main basse sur le Labrador et les Grands Lacs. Gênes fut reconnue comme maîtresses des Antilles et Venise du continent méridional. De cet accord furent exclus les Castillans, les Aragonais, les Portugais, les Allemands de l’empire et les Scandinaves qui dès lors tentèrent de s’imposer au-delà de l’océan par la force. Le Portugal se tourna essentiellement sur l’exploration et le contournement de l’Afrique dans le but de rejoindre les Indes. La Castille et l’Aragon envoyèrent des missions sur le continent méridional où ils durent lutter contre les Vénitiens. Plus au Nord les Norvégiens s’implantaient au Groenland et sur divers points de la côte septentrionale. Les petits duchés, comtés et fiefs de l’Empire n’avaient pas les moyens de mener de telles expéditions, de même que la plupart des Etats italiens, trop faibles pour tenter l’aventure.

Je voyais tout cela avec détachement depuis mon bureau londonien dominant la Tamise, publiant les chants de mon poème au fur et à mesure. En 1341 la ville de Rome m’honora en me couronnant prince des poètes, c’était le rêve d’une vie qui se réalisait, j’acceptais d’autant que cela me donnait l’occasion de revenir en Italie. La superbe cérémonie eu lieu le 8 avril 1341 sur la colline du Capitole où je reçu une couronne de laurier des mains du sénateur Orso dell’Anguillara. Mais ces honneurs finalement sonnaient faux, j’étais célébré pour un poème célébrant une entreprise dont découlait tant de deuils. C’est sans doute pour atténuer cette douleur que je remplis mon poème d’éléments fantastiques et magiques qui plaisent tant aux lecteurs d’aujourd’hui. Je convoquais la mythologie grecque, les Anges et les saints du Paradis pour cacher la puanteur des actes commis par les mortels. Dans le même temps je poursuivais sans me presser mon chansonnier de poèmes dédiés à Ma Dame Laure de Noves, que je n’avais plus revu.

Arrivé à ce point je fus saisi par la nostalgie du Nouveau Monde, à tel point que je décidais d’y retourner. Mais pas avec les Anglais, je partis avec les Génois dont j’avais entendu dire que le comportement avec les indigènes était plus respectueux. Gaulois et Bretons réduisaient les sauvages en esclavage tandis que nous Latins nous nous mélangions avec eux, au jour d’aujourd’hui il existe dans ces contrées un nouveau peuple créole, de sang mêlé, et parlant un dialecte italien mâtiné de termes indigènes. Je me demande encore à quoi tient cette différence entre nos deux expériences de colonisation, finalement je pense qu’elle se fonde sur l’éternelle différence entre les Romains et les peuples du Nord, déjà stigmatisés par Tacite, et qui perdure jusqu’à nos jours. Quoiqu’il en soit le doge de Gênes Simon Boccanegra organisait alors une nouvelle expédition pour repérer des terres à l’Ouest des Antilles, je m’y associais en qualité de chroniqueur officiel. L’expédition était commandée par un aventurier napolitain du nom de Ferdinando Cortese.

Nous partîmes en mars 1342 et atteignîmes Cuba, la principale île des Antilles après cinquante jours d’une navigation sans histoires, de là nous fîmes voile vers l’Occident. En peu de temps nous touchâmes une côte inconnue près de l’actuelle cité italienne de Veracroce. De nombreux marins voulaient alors retourner à Cuba mais l’énergique Cortese fit brûler nos navires et nous menaça de pire, il fut dès lors obéit. Nous nous procurâmes des guides en la personne de Jérôme d’Aguilar, un Castillan naufragé sur ces côtes et d’une femme indigène nommée la Malintzin, elle nous apprit la langue locale, le « nahuatl ». c’est en leur compagnie que nous nous aventurâmes à l’intérieur des terres où, selon eux, un grand royaume existait, le royaume des Aztèques, établi dans une région appelée le Mexique (d’après une légende locale c’est pour obéir à la prophétie du prêtre Mexi que les Aztèques s’établirent : « là où ils verraient un aigle dévorer un serpent sur un cactus », lieu qui se révéla être les bords du lac Texcoco et où ils bâtirent leur capitale au nom imprononçable). Nous arrivâmes donc dans cette capitale, la ville de Mexique comme nous l’appelions le 8 novembre, le roi des Aztèques vint à notre rencontre et à notre grande surprise il se jeta aux pieds de Cortese. Renseignements pris leurs légendes parlaient d’un dieu barbu au nom imprononçable parti vers leur Orient et qui reviendrait un jour les sauver. Cela facilita la vie à Cortese, le roi se fit son vassal et lui confia sa capitale. Cortese implanta des Eglises dans les temples des anciens dieux païens, avec 500 hommes il dominait lors une ville de 50 000 habitants. J’appris en peu de temps leur langue et j’eu de longues discussions avec les prêtres, dépositaires de tout le savoir de ce peuple, il m’expliquèrent leurs traditions et leur histoire qui me servit pour mon autre grande œuvre en latin : « De Viris Illustribus Americanis » qui est désormais tout aussi connue que mon De Terra Incognita.

Mais cette idylle ne dura pas. Le gouverneur génois de Cuba, Antonio Colombo, appris les succès de notre expédition et envoya en 1343 ses propres navires au Mexique pour s’approprier la découverte. Ferdinando Cortese ne l’accepta pas et il se porta à sa rencontre pour le vaincre. Durant son absence un jeune prétendant au trône provoqua une rébellion en ville que Pietro Alvaro, lieutenant de Cortese, réprima durement en permettant à ses soldats de piller et de s’en prendre aux femmes indigènes, je protestai mais fut jeter en prison. Le 8 juillet 1343 Cortese revint victorieux et me fit libérer mais la ville se souleva de nouveau dans un accès de violence incroyable. Nous étions en mauvaise position, je demandais à l’ancien souverain aztèque de calmer les émeutiers depuis la terrasse de son palais en leur parlant. Mais à peine ce fantoche se mit à parler qu’il fut atteint d’une pierre à la tête, puis par d’autres et mourut. Il ne nous restait plus de salut que dans la fuite, nous sortîmes de la ville de nuit sous une pluie battante à travers les marais du lac Texcoco qui entourent la ville. Nous fûmes bientôt rejoints par les guerriers aztèques qui massacrèrent tous les Européens qu’ils purent trouver ou en les faisant prisonniers pour des sacrifices aux dieux païens. Cette nuit resta dans l’histoire comme la Notte Triste. Je ne sais comment je survécus mais cette nuit reste le pire souvenir de ma vie et je fis le vœu de me rendre à Jérusalem et à Saint Jacques de Compostelle en pèlerinage. En tous cas, je m’en sortis miraculeusement, avec Cortese et d’autres nous pûmes trouver refuge près de Tula. Nous fûmes ensuite accueillis par Tlaxcala, une ville rivale des Aztèques où le Napolitain prépara sa vengeance. Cette dernière se réalisa le 13 août suivant par la reconquête de Mexico grâce à de prompts renforts venus de Cuba. C’est à ce moment que je quittais l’expédition, ne voulant plus participer à ces massacres, je rembarquai pour l’Europe, accomplis mes pèlerinages promis en priant à Dieu de nous pardonner nos excès dans le Nouveau Monde. Cortese fit détruire le moindre vestige de l’empire Aztèque, Mexico fut rasée et reconstruite sur le modèle de nos villes italiennes. Mon De Viris Illustribus Americanis est resté le seul témoignage écrit de l’histoire et de la culture de ce peuple. Certains à sa lecture soutiennent que ces malheureux peuples n’étaient pas que des barbares mais que leur culture avait ses raffinements, ils étaient notamment d’excellents mathématiciens et astronomes.

Il m’est venu depuis la nouvelle qu’un autre de ces « Conquistatori », un Aragonais cette fois ci avait traversé tout le Mexique et découvert un autre vaste océan plus à l’Ouest. Le roi d’Aragon m’offrit de participer à l’expédition qui devait contourner le continent pour atteindre ce nouvel océan, mais je refusais, cela suffisais pour moi des déceptions et des massacres. Je m’installais alors à Rome où je fus proche de Cola di Rienzo. Entre temps un navire vénitien venant de Trébizonde rapporta avec lui la maladie de la Peste Noire qui se propagea alors sur toute l’Europe jusqu’à tuer parfois un tiers des êtres vivants. Richard de Bury y succomba, ainsi que ma bien aimée Laure. Ce fut à cette occasion mon cher Boccace que tu composas ton célèbre Décameron. De nombreux colons européens voulurent dès lors abandonner leurs terres ravagées par la maladie, ils alimentèrent la colonisation du Canada, de la Nouvelle Angleterre et du Mexique. Plus jamais je ne mis le pied au Nouveau Monde, ce fut une chance car c’est à Rome que j’ai eu l’heur de faire ta connaissance.

Le reste de ma vie tu la connais, nous en avons parcouru une bonne partie ensemble. Tu me présentas à ce cher érudit de Léonce Pilate, exilé de Constantinople, qui m’initia à la langue grecque. C’est encore toi qui m’expédias le premier exemplaire traduit de l’Iliade, de ce même Pilate. Je te suis lié par une profonde reconnaissance et pardonnes moi si je t’ai ennuyé avec mes récits de voyage, j’avais besoin de m’y replonger  avec quelqu’un pour évoquer nos grandes découvertes, lorsque l’Amérique était encore un continent vierge, habité par les seuls indigènes. Désormais des millions d’Italiens, d’Espagnols, de Français, d’Anglais et de Scandinaves habitent dans de grandes cités et des régions où l’on ne voit plus un seul natif. Des fleuves d’or irriguent leurs patries devenues riches et opulentes, ces richesses ont été pris aux indigènes, qui ne connaissaient même pas leur valeur. L’île de Manhattan, autrefois si boisée est devenue la ville de New York depuis que le duc d’York y a transféré toute sa Maison avec ses vassaux, les Iroquois ont du partir. La ville de Mexico a été rebâtie, elle est devenue une métropole européenne dont on termine la cathédrale gothique, elle est en fait bâtie sur le cimetière des Aztèques. Tu vas me dire : c’est vrai, toutes ces tragédies sont issues de ton idée incongrue de chercher l’Ultima Thulé, mais en contre partie grâce à cette découverte l’Europe n’est plus ensanglantée par la guerre. Mais notre violence est innée, issue du plus lointain de notre passé, nous n’avons rien fait d’autre que de déplacer nos guerres dans le Nouveau Monde contre des sauvages qui était en fait plus sages que nous et coupables de vouloir défendre ce qui était à eux depuis les temps immémoriaux. Le duc Edouard, fils aîné d’Edouard III, que j’ai connu enfant et en l’honneur de qui j’ai baptisé une île s’est illustré par tant de férocité et d’atrocités auprès des Iroquois et des Hurons qu’ils l’ont surnommé « le prince noir ». On dit qu’un shaman indigène lui prophétisa qu’à cause de ses méfaits il ne pourrait monter sur le trône d’Angleterre et qu’il mourra avant son père. Voilà le résultat de mes espérances de jeunesse cher Boccace. J’avais déjà raison, d’une raison prophétique, quand j’écrivis au début de mon chansonnier, qui plait tant à mes lecteurs :

« Voi che ascoltate in rime sparse il suono
di que' sospiri ond'io nutriva 'l core
in su'l mio primo giovenile errore,
quand'era in parte altr'uom da quel che sono... »

Oui, Jean, j’étais alors un autre homme, différent du vieillard que je suis aujourd’hui, plein de rêves, d’idéaux qui ont disparus comme neige au soleil. Seule une erreur de jeunesse pouvait me faire suivre un aventurier comme Cortese, qui, bien que grand dans la bataille, s’est démontré mesquin dans le gouvernement, colérique, cruel, vindicatif, détesté de ses hommes et qui fut enfin éliminé par un complot à la première occasion. A mon âge, après avoir vu tant de beautés et d’horreurs il est devenu inutile de pleurer, j’ai mieux à faire à préparer mon dernier voyage, le plus sûr. Mon dernier ouvrage "De Sui Ipsius et Multorum Ignorantia" a déjà été publié et bientôt j’espère mettre la dernière touche à mes « Triomphes », je t’en enverrais le premier exemplaire. Quand j’aurais terminé cette tâche je n’attendrais plus alors que mon dernier jour me séparant du Juge Incorruptible qui seul pourra jugé de mes actions, bonnes ou mauvaises. Alors l’Eternité triomphera sur l’Amour, la Mort, la Gloire et le Temps comme j’écrit dans mes « Triomphes ».

 « ...il Tempo, a disfar tutto così presto,
e Morte in sua ragion cotanto avara,
morti insieme saranno e quella e questo. »

Je sais que la commune de Florence t’a chargé des lectures de l’ouvre de Dante en l’église Santo Stefano in Badia. Je te souhaite de réussir dans cette tâche, je suis vraiment désolé de ne pouvoir t’y écouter. Qui sait ? Peut être un jour organisera t-on un jour des lectures de l’œuvre de Pétrarque en puisant dans mon « De Terra Incognita Sed Nunc Reperta »... Mais ce n’est pas mon souhait le plus cher comme tu le sais. Si Dieu pouvait me faire la grâce de choisir le moment de ma mort je choisirais d’expirer en posant la tête sur un livre, pendant mes recherches sur mon écritoire. Qui sait ? Si tu apprends qu’il en a été ainsi, mon cher Jean, tu pourras être sûr que Notre Seigneur m’a pardonné en prenant en considération les seules bonnes intentions que j’avais en poussant Edouard III a nous confier trois navires pour explorer l’océan, et pas ses terribles conséquences.

Salut et prospérité sur toi, Boccace

Francesco Petrarca, poète.

FIN

 

William Riker


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